Par Julian Melmoth
Mon histoire avec
Philippe Val
Je dois d’abord confesser une admiration que j’ai eue, à la
fin de mon adolescence, pour Philippe Val. J’ai commencé à acheter Charlie Hebdo en 1995, au moment où
Lionel Jospin était catapulté candidat à la présidentielle face aux frères
ennemis Chirac et Balladur. J’avais 15 ans. Depuis, chaque semaine, j’ai
attendu le mercredi matin avec impatience. Je savourais les colonnes de
Cavanna, de Charb, les dessins de Cabu, Tignous, leur humour noir et libertaire.
Et, surtout, je dévorais les éditos de Philippe Val. J’y découvrais une intelligence
malicieuse et profondément de gauche. Il m’interpelait, je le relisais, j’y
repensais plusieurs jours après. Je l’écoutais sur France Inter. En 2007 encore,
j’offrais autour de moi son Traité de
savoir survivre par temps obscurs.
Pourtant, depuis 2005 et sa défense du « oui » au
référendum européen, il faut reconnaître que quelque chose s’était
irrémédiablement cassé. Il avait changé. Son départ de Charlie puis ses mésaventures à la direction d’Inter ont achevé de
me rendre le personnage et sa pensée beaucoup moins attachants. Avec le temps,
on n’aime plus. Et puis, politiquement, j’étais allé voir ailleurs.
Ces derniers temps, les quelques fois où je l’entendais
parler, à défendre à tout crin le « libéralisme » et la social-démocratie
comme valeurs indépassables, j’avais l’impression que c’était un étranger qui
parlait. Le divorce s’était fait lentement, mais sûrement. Malgré tout, et peut-être
par fidélité à toutes ces années où, tous les mercredi matin, je le lisais avec
passion, j’ai acheté son dernier livre, paru ces derniers jours : Malaise dans l’inculture.
C’est la faute à
Voltaire
A plusieurs reprises dans cet ouvrage, notre auteur invoque
l’importance du débat et du libre jeu des opinions contradictoires comme
conditions nécessaires à la vitalité démocratique. Prenons-le au mot :
débattons.
Et commençons par ce qu’il considère comme l’origine du
mal : ni plus ni moins que Jean-Jacques Rousseau. Excusez du peu. Le
philosophe est constamment cité, convoqué, jusqu’à la fin du livre. Le problème
est que, plus il les cite, plus Philippe Val montre qu’il n’a rien compris, ni
au Discours sur l’origine de l’inégalité,
ni au Contrat social. Il reste collé
à la lecture moqueuse qu’en fit Voltaire (voir par exemple p. 74-75), lequel,
plutôt que de répondre sur le fond à Rousseau, chercha à le décrédibiliser en
instituant, avec toute la mauvaise foi dont il était capable (c’est dire !)
l’idée reçue de « bon sauvage » corrompu par la société. Mais
quiconque a lu une ligne de Rousseau sait très bien qu’il n’a jamais parlé de
bon sauvage ni même souhaité un seul instant un retour à l’état de nature.
Mais la technique du « je-cite-seulement-ce-qui-va-dans-mon-sens »
est éprouvée. Philippe Val, soumis aux clichés initiés par Voltaire, reproche à
Rousseau de ne pas aimer les libertés individuelles, de préférer la nature à la
société, et de penser la société par une dictature dont le but est d’étouffer
la liberté.
Val : « la vie et la pensée de Rousseau sont un
programme. C’est l’empreinte génétique d’une pensée sociale qui sera toujours
l’ennemi juré d’une autre famille progressiste, celle qui défend les libertés
individuelles » (p. 72).
Rousseau : « Quoiqu’il se prive dans cet état [civil]
de plusieurs avantages qu’il tient de la
nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent,
ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière
s’élève à tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le
dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir
sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais et qui, d’un animal
stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.
Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer ; ce que
l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit
illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est
la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède » (Contrat social, I, 8).
Dans ces quelques lignes apparait tout ce que Philippe Val refuse
de voir chez Rousseau. Alors que ce dernier a pourtant forgé les idées et les
valeurs qui sont si chères à l’ancien directeur de France Inter : L’idée
de progrès humain, l’attachement à la raison (c’est ce qui fait que Rousseau
est un authentique philosophe des Lumières, ce que Val avoue ne pas comprendre…),
et le souci constant de la liberté de chacun. Mais, à la suite de Voltaire, Philippe
Val confond la critique de la société injuste (les « abus de cette nouvelle condition ») avec la société que
Rousseau appelait de ses vœux, celle qui respecte toutes les libertés
individuelles et permet à l’homme de s’élever par la raison – au passage, c’est
exactement ce que Philippe Val appelle l’Etat de droit...
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Le Citoyen de Genève. Gravure de Charon d'après Bouchot |
Le côté obscur de la
sociologie
Le deuxième point qui est vraiment problématique dans cet
essai est son manichéisme. Il y a d’un côté les forces du Bien : ceux qui
défendent les libertés individuelles. De l’autre, le Mal Absolu : ceux qui
cherchent à écraser les libertés individuelles. L’origine du Mal ?
Rousseau, Bourdieu, Foucault, Edgar Morin ; en un mot : ce que
Philippe Val appelle le sociologisme. Pour quelqu’un qui aime la culture et le
raffinement de la pensée, il n’y a pas à dire, c’est quand même terriblement
simpliste. On se croirait dans le dernier livre de Michel Onfray.
Ce que fait le sociologisme, c’est réduire les événements
qui secouent la société en des rapports d’affrontement entre dominants et
dominés. Puis de tout caricaturer : la violence des dominants est toujours
révoltante, la violence des dominés est toujours justifiée. Pour une fois,
Laurent Joffrin résume bien l’argument, dans le Libé du 17 avril – plus clairement que Val ne le fait dans son livre
d’ailleurs…
Le sociologisme ? C’est cette idée très ancienne - elle date au moins
de Marx - selon laquelle le comportement des hommes ne dérive pas de leur
simple volonté, mais des conditions sociales et économiques dans lesquelles ils
évoluent, qui forment des structures inconscientes et façonnent leur conception
de la vie et leur action dans la société. On en connaît les dérives : le
déterminisme qui nie l’autonomie des individus, leur capacité à agir librement
pour maîtriser leur destin ; l’irénisme qui tend à excuser toute faute ou tout
crime individuel pour les imputer à la perversité de la division de la société
en classes ; ou encore la légitimation automatique de toute protestation, de
toute action, dès lors qu’elle émane des dominés. Ou encore cette idée funeste
selon laquelle le terrorisme islamiste serait, in fine, une forme de révolte sociale, ce qui revient à
nier la force indépendante des dogmes religieux ou l’influence mortifère des
idéologues de l’intégrisme…
Mais on peut faire plus direct encore que Laurent Joffrin.
En réalité l’argument de Val se réduit à la proposition suivante : le
sociologisme, en voulant défaire la domination des nantis sur le
« peuple », cherche à imposer l’égalité sociale, au détriment de la
liberté individuelle. Imposer l’égalité, c’est uniformiser, c’est toujours,
d’une manière ou d’une autre, réprimer la liberté individuelle qui permet l’expression
d’un rapport toujours singulier au monde.
Ce que Philippe Val ne voit pas, c’est que liberté et
égalité ne sont que deux facettes d’un même problème : celui de la justice
sociale, c’est l’idée déterminante. Notre slogan national est la solution
apportée par les Révolutionnaires au problème central de toute vie
sociale : celui de la justice. Mais curieusement, l’idée de justice est la
grande absente de tout l’essai. On chercherait en vain des occurrences du mot.
Cette égalité comprise dans l’idée de justice sociale, Philippe Val l’appelle
« l’égalité, mais pensée à partir de
la revanche sociale ou politique ou culturelle. L’égalité, mais pensée par
l’envieux » (p. 284).
Étonnamment, il ne rappelle jamais que la devise « liberté,
égalité fraternité », nous vient de Robespierre (et oui !) et que
l’idée de fraternité est celle qui permet d’harmoniser les deux premières. Une
société idéale est celle où l’on parvient à trouver un équilibre entre égalité
et liberté. Trop d’égalité par rapport à la liberté équivaut à de la
répression. Trop de liberté par rapport à l’égalité équivaut à de l’injustice.
Comment harmoniser les deux ? Par la fraternité. Elle vient à Robespierre
par Rousseau. Si Philippe Val savait que l’idée qu’il défend chèrement vient
des deux figures qu’il attaque le plus violemment, il trouverait là un minimum
de cohérence.
Ainsi quand il écrit que « seule la fraternité peut
inventer l’égalité et la liberté, car elle seule peur réguler ces deux
barbaries », il ne sait pas qu’il s’inscrit dans la ligne de ceux qui
défendent la justice sociale, et qu’il vient tout juste de qualifier de
barbares et d’envieux.
Mais au fond, ce mot d’ « envieux » est l’un des
plus inacceptables du bouquin. Comment balayer ainsi d’un revers de bras les
injustices, et la violence sociale qu’elles engendrent ? Doit-on vraiment
appeler « envieux » ceux qui, comme les révolutionnaires, se sont
battus contre des dominateurs sûrs de leurs privilèges, et ont imposés la
notion de « citoyen » sur celle de « sujet » ? Ce qui
n’est jamais dit, mais qu’on ressent de plus en plus clairement au fur et à
mesure de l’essai, c’est que selon l’auteur aucune révolution, aucune lutte
pour la justice sociale n’est jamais légitime. Elle n’est jamais qu’envieuse.
Voici comment la justifie Val :
« Si l’on
considère comme une injustice l’existence d’une personne qui réussit mieux que
soi et que l’on en fait une philosophie politique, on comprend vite
l’enchainement des idées qui ont conduit à l’abondance des charniers au XXe
siècle » (p. 285).
De tels glissements sont indéfendables. Comment réduire les
aspirations à la justice sociale comme
une jalousie envers ceux qui « ont mieux réussi » ? Parce que la
réussite sociale justifierait les privilèges ? On n’est pas loin d’un
droit du plus fort, et donc à la négation de l’Etat de droit qui fait figure de
société idéale dans tout l’essai. Mais comment, encore une fois, accepter qu’on
avilisse ainsi l’envie de justice d’un Rousseau (« Vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la
terre n’est à personne »), et en faire une justification
intellectuelle des charniers, c’est à la fois stupide, faux, et ignoble.
Non seulement
l’immigré est pauvre, mais en plus il est envieux
Mais on comprend mieux comment Philippe Val envisage
l’immigration, au détour d’une phrase, page 117 :
Tout le monde voudrait
vivre comme en Europe de l’ouest, en Australie ou aux Etats-Unis. Sinon,
comment expliquer l’immigration ? Et la haine que cela suscite vient du
dépit de ne pas pouvoir y accéder. Ce n’est qu’un amour contrarié qui a muté en
idéologie barbare.
Dépeindre les immigrants en envieux ? Quel mépris, et
surtout quelle incompréhension des phénomènes migratoires ! Comment ne pas
voir que beaucoup fuient des situations intenables parce que, justement,
l’injustice rend la vie inhumaine ? Que ce sont les dominants, les
politiques et les militaires, ceux qui ont « réussi leur vie », qui
imposent leurs lois au reste de la population et pillent les ressources de
leurs pays ?
Philippe Val se fait une image bien piètre, et bien loin de
toute idée de fraternité, de l’immigré. Plutôt que d’y répondre moi-même, je
voudrais laisser la parole à quelqu’un qui s’est exprimé récemment, et avec quel retentissement, sur le
sujet. Il s’agit de Fatou Diome dans l’émission Ce soir ou jamais. Ce qui est franchement hilarant, c’est le type
en face d’elle qui ouvre de grands yeux et qui a l’air complètement dépassé par
la vérité qu’on est en train de lui asséner.
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