Un jour d’oisiveté est vite arrivé, et dans
ces moments-là, le pire est difficilement évitable : c’est ainsi que je me
suis retrouvée, le 16 octobre dernier, à feuilleter le Figaro. Page 9, un titre
accrocheur : « L’islam radical cible le sport amateur ».
Angoisse : une attaque kamikaze
serait-elle prévue sur les terrains de foot de la Plaine-Saint-Denis ? Ce
sport si fédérateur et si consensuel pourrait-il être mis en péril par la
méchanceté des terroristes ?
Non. Rassurons-nous. Le péril est plus
diffus : ce sont les clubs de foot eux-mêmes qui pourraient devenir des
pépinières de fous barbus.
À vrai dire, je m’en étais déjà un peu
doutée en passant à côté de terrains d’entraînement le samedi après-midi. Je me
faisais auparavant une image peut-être idyllique des loisirs du jeune le
week-end :
Ou :
Mais la réalité pourrait être plus proche de
celle-ci :
Et les filles ne sont pas absentes de ce
phénomène. J’ai dû gérer, il y a deux ans, une classe de futures infirmières,
dont le principal vecteur de cohésion était la passion du foot. La moindre
allusion à un match pouvait déboucher sur un accès de folie guerrière et la
projection du film de Jafar Panahi, Hors
Jeu, s’était achevée dans le cinéma municipal de Saint-Ouen par un déluge
de hurlements sinistres ponctués par la scansion du nom de l’équipe ayant
remporté la coupe :
« Iran !
Iran ! »
Les joueurs de foot, des terroristes ?
Pourquoi pas. Mais encore faudrait-il que notre journal coquin veuille bien le
démontrer, car mon préjugé culturel de snobinarde n’est peut-être pas tout à
fait suffisant. L’argument d’autorité est en tout cas imparable : ce sont
les services de renseignement qui l’ont dit. Allons-y donc pour découvrir leur
terrifiant panorama.
Le foot français, « vecteur
d’intégration et de cohésion sociale », est désormais « ciblé par le
fondamentalisme et la pensée salafiste ».
La preuve ? De jeunes sportifs ont été surpris à revendiquer un
« droit à la différence ».
Voilà une entrée en matière tout à fait
angoissante. Déjà, j’avoue, le droit à la différence, c’est un peu dégueulasse.
Et je partage tout à fait cette vision du Figaro où, dans notre France bigarrée
et multiculturelle, les grandes institutions publiques nous réunissent autour
de valeurs partagées : l’école, le foot, l’apéro. Les particularismes à
l’apéro ? Niet. D’autant que le foot est, comme on sait, un sport
caractérisé par sa capacité à brasser le social : Jean-Eudes y croise
régulièrement Brahim et, à la mi-temps, ils se prennent dans les bras en une
étreinte virile. Comme dans les tranchées en 14. Et dans les tranchées, le
particularisme culturel, c’était pas le moment.
Comme la France a peu baissé depuis 14, le
foot n’est plus ce melting pot
fabuleux, mais une voie d’entrée pour le salafisme. Pire : le salafisme quiétiste.
Alors là, moi, je dis stop. Déjà qu’on se
paye des djihadistes en France, si par-dessus le marché il faut récupérer les
quiétistes, on ne va pas s’en sortir. Pour rappel, le salafisme quiétiste
considère que la lutte politique n’a aucun intérêt et prône le légalisme pour
éviter de s’embrouiller avec les autorités locales (qui sont donc, on l’a
compris, un peu méprisables). Avec un peu de chance, si vous avez déjà mangé un
kebab à Montargis, vous avez sans doute été servi par un salafiste quiétiste
qui vous a même donné une bière avec votre quatre fromages. Parce que oui, le
salafiste peut être accommodant quand ça fait tourner le commerce.
Si je résume, nos clubs de foot sont
infiltrés par une dangereuse bande de dingos qui prônent la non-violence et le
non-engagement en politique, un peu, comme, tiens ? des profs. Voyons la
suite. À quoi devine-t-on le salafiste ? (Le quiétiste, hein,
parce que l’autre, c’est facile : il est armé et porte un bandeau
vert.)
-
Dans la banlieue de
Troyes, un club de foot est financé par des commerces halal et reverse ses
profits à un comité de bienfaisance et de secours aux Palestiniens.
Bien bien, donc les commerçants du bled
financent les activités de leur gosse et reversent des sous à une œuvre
caritative. Si on continue sur cette lancée, je suggère qu’on enquête en
profondeur sur les clubs de rando financés par des épiceries végans et j’ai
aussi deux trois noms de gauchistes engagés aux côtés des Palestiniens à
balancer aux services de police. Je crois qu’il y en a même dans mon ONG de
cathos de gauche aux 300 000 bénévoles (mais chut…)
-
À Strasbourg, des garçons
d’un club ont été surpris à prier à la mi-temps.
Attention ! On ne parle pas de
n’importe quoi ! Ils n’ont pas été surpris en train de boire de l’alcool dans des cubis de
supermarché, de peloter des filles
sans leur autorisation, de publier
des photos de leur organe sexuel sur Instagram ou d’obliger, arme au poing, leur copain Jean-Eudes à réciter la chahada.
Ils priaient. Alerte aux fous !
Je veux bien qu’un club de foot ne soit pas
une mosquée et que l’entraîneur soit bien inspiré de rediriger ces jeunes vers
la salle communautaire la plus proche (si tant est qu’elle existe). Mais là
aussi, si pendant toute mes années d’enseignement, j’avais dû fondre une durite
à chaque fois qu’un ado confondait ma salle de classe avec 1/un dépotoir 2/une
salle de bain 3/une back room de
boîte de nuit 4/sa chambre, j’aurais démissionné. Ah mince ! c’est ce que
j’ai fait. Dur métier, hein, les jeunes.
-
On a repéré, dans la
Sarthe, des basketteuses ayant participé à un match en portant un bandana et
des T-shirts manches longues.
Stupeur et consternation. Le bandana est évidemment
une puissante arme anti-laïcité, je dirais même qu’il opprime la femme, au même
titre que la burqa et la rubrique Sexo de Cosmopolitan.
D’ailleurs les années 80, âge d’or du bandana, ont aussi vu l’émergence des
mouvements djihadistes violents. Un hasard ? Je ne crois pas.
Conclusion de l’article : tout va mal.
« Citant des situations de prosélytisme sur des tatamis du nord de la
France ou encore des cas de cooptation et d’emprise communautaire dans les
clubs de boxe d’Indre-et-Loire, le rapport va jusqu’à s’interroger sur la
finalité intrinsèque de ce phénomène. »
Eh bien moi, je vais la leur dire, la
finalité intrinsèque du phénomène, et je vais en profiter pour faire deux
petits points.
Tout d’abord, porter un bandana et prêcher
l’islamisme radical ne sont pas tout à fait la même chose, et les assimiler
relève au minimum de la facilité intellectuelle, et plus probablement d’une
entourloupe grossière visant à attirer le chaland. Faire la prière, porter une
tenue couvrante (je rappelle qu’il s’agit de T-shirts manches longues et pas de
niqabs tricotés main) sont des exemples de pratique religieuse. Il ne s’agit en
rien de manœuvres anti-sociales visant à déstabiliser la France. De toute
évidence, le moindre directeur de club de foot pourvu d’une minuscule once
d’énergie devrait être en mesure de canaliser la chose, et si les jeunes filles
portent effectivement une tenue inadaptée à pratique d’un sport, parce que, je
ne sais pas, il fait 36°C dans le gymnase et qu’elles vont faire un malaise
vagal si elles ne se mettent pas en short, il peut ressortir le règlement
intérieur.
Pour continuer sur ce registre, il me semble
assez évident que cet article défend, non pas la laïcité qui n’a rien à voir
avec ce cirque, mais une vision purement anti-religieuse et bizarrement
sélective. Si une fille juive renonce à son match de krav maga ou sa
compétition d’aviron parce que c’est Yom Kippour, personne ne va faire un drame
et supposer que son épicerie casher finance les bombes sur Gaza. Oui, dans les
milieux religieux pratiquants, il est peu difficile de comprendre qu’il faille
lâcher absolument son identité musulmane quand on entre dans le stade. Mais de
là à supposer que la France est en péril, il y a un saut conceptuel que je
trouve un peu hasardeux.
Parallèlement, et je regrette de le
rappeler, le foot est tout bêtement ce qu’on appelle un sport populaire. Pas
seulement parce qu’il a du succès, mais parce qu’il attire les classes
populaires (un objet social que le Figaro pratique sans doute assez peu). Au
point même qu’il a toujours été utilisé pour canaliser les jeunes garçons et
leur faire passer de beaux messages. Même que dans les années 30 il y avait des
curés qui montaient des clubs de foot, et même (brrr !) des militants
communistes. En effet, tout ça fait peur. Des prolos décérébrés qui se
réunissent le week-end pour jouer à des jeux idiots et défouler leur
agressivité virile, ça n’est pas joli-joli. Alors toute cette France sans le
sou, qui végète dans la Sarthe et l’Indre-et-Loire, est évidemment la première
victime de l’anti-France : le salafisme. Mais peut-être faudrait-il tout
simplement se détendre une minute et considérer les choses sous un autre
angle : oui, le jeune des milieux populaires n’a pas tout à fait les mêmes
valeurs que le lecteur du Figaro. Il joue potentiellement au foot et oui, il
est potentiellement musulman.
Il est bête, le jeune.
La prochaine fois que le Figaro m’attire
avec un titre de ce genre, j’aimerais quand même bien un peu de contenu :
du trafic d’armes, du viol, de la subversion. Parce que là, je suis un peu
restée sur ma faim.
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