![]() |
Le Sillon de Bretagne, 1974 |
Avertissement
La lecture de cet article est déconseillée aux gens trop plein de
certitudes, qui se font un devoir de connaître à l’avance les réponses aux
questions qu’ils posent. La seule ambition déclarée ici est de tenter de
formuler un problème dont, en toute sincérité, je n’ai pas la solution.
Le travail du couple de
sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot est très précieux dans
l’univers intellectuel français. Il nous rappelle, preuve à l’appui, une chose
fondamentale : loin d’être dépassé, le concept de lutte des classes est au
contraire, et plus que jamais, utile pour comprendre comment s’organisent nos
sociétés.
Pour les Pinçon-Charlot, la lutte
des classes se joue aussi dans la lutte pour l’espace urbain. Les ghettos de
classe, c’est leur dada. Créer des rues, des zones, des villes, où tous les
citoyens ne sont pas les bienvenus, où seulement les membres de la
bourgeoisie connaissent les codes les us et coutumes, les types de comportements
qui leur permettent de préserver leur entre soi et le contrôle des lieux de
pouvoir. Voilà l’enjeu d’une bataille de classe qui ne dit pas son nom, car on
sait bien comment cette ségrégation spatiale, en faisant de certains quartiers
populaires de vastes prisons à ciel ouvert, produit et encourage les
discriminations et les tensions sociales. Il n’y a qu’à jeter un coup d’œil à
la carte scolaire pour s’en rendre compte.
Au fond, pour les Pinçon-Charlot,
l’idéal du vivre ensemble reposerait sur une pratique de la mixité sociale,
c’est-à-dire un effort politique continuel de répartition urbaine équilibrée de
populations de niveau social et d’origines différentes. Ce travail serait mis
en échec par cette volonté politique évidente de séparer nettement l’espace
urbain en fonction du niveau social.
Comment défendre l’idéal du vivre
ensemble ? Selon notre couple de sociologues, cela doit se faire en deux temps.
D’abord, donner des occasions aux
jeunes issus des milieux populaires d’investir des endroits où ils
s’interdisent eux-mêmes d’aller : par exemple la rue Montaigne. Leur
montrer comment fonctionne la ségrégation spatiale. Ensuite, encourager les
initiatives de mixité sociale. C’est l’objet du sixième et dernier chapitre de
leur ouvrage La violence des riches,
paru en 2013, et qui dresse un état de la lutte des classes en France après
l’élection de François Hollande.
Voilà un chapitre assez curieux à
lire. On y voit pour commencer, des statistiques qui appuient le concept de
« ségrégation spatiale » et montrent sa réalité démographique. Puis on
enchaine sur un cas pratique :
« Au début des années 80, Michel mène une recherche au Sillon de
Bretagne, un immeuble de logements HLM dans la banlieue de Nantes. (…) Le but
recherché est de construire un ensemble de logements sociaux où serait minimisée
la ségrégation sociale et ethnique. Les logements sont attribués selon cette
volonté. Des ménages de jeunes médecins, de cadres moyens voisinent avec des manœuvres
souvent immigrés. A l’intérieur de l’immeuble, des logements relèvent des
catégories dissemblables (ILN, HLM, PSR, Foyer) dont les conditions
d’attribution et les loyers diffèrent. »
Jusqu’ici, l’idée a tout pour
plaire aux Pinçon-Charlot. Le pharaonique projet du Sillon de Bretagne à Saint Herblain.
Voilà un projet ambitieux de vraie mixité sociale. Le côté associatif et
militant du projet ne pouvait que les séduire. On voyait, pour le dire en un
mot, l’idée du « vivre ensemble » à l’œuvre et traduite dans une
ambitieuse initiative urbaine. D’ailleurs, en 2003, un rapport du cabinet
d’architectes nantais Enet-Dolowy reconnaissait la même intention de créer du
« vivre ensemble » :
« Composé d'une tour de trente niveaux sur laquelle se greffent trois
ailes moins élevées totalisant un kilomètre de long et dont l'une atteint 435
mètres, le bâtiment devait par lui-même assurer un mélange harmonieux de
catégories sociales diversifiées. Aussi, les ascenseurs avaient-ils été
concentrés dans la tour dans le but explicite de favoriser les rencontres. »
On allait donc pousser les gens à
se côtoyer, à apprendre à se connaître, à dépasser les barrières sociales et
les préjugés. Voilà comment créer du vivre ensemble, succès assuré. Mais voilà.
Si cette idée de vivre ensemble avait été valide, si elle avait servi à créer
une société meilleure, c’est dès le début des années 70, avec ce genre
d’initiatives, que ses effets auraient pu être mesurés. Et, aujourd’hui, on en
parlerait de ces années comme d’une ère pionnière. Las ! Lisons
plutôt :
« Lorsque l’enquête commence, la ségrégation a repris ses droits :
les classes moyennes, les instituteurs ou les jeunes médecins se sont, au fil
des années, regroupés dans les ailes plus agréables que la tour. Elles donnent
directement sur les espaces verts, tandis que les travailleurs immigrés se
retrouvent concentrés dans le cœur de l’immeuble et ses trente étages. »
Que s’est-il passé ? Il faut
se rendre à l’évidence : avec le temps, les gens d’une même catégorie
socio-professionnelle ont tout fait pour se regrouper, laissant les moins bien
lotis dans les endroits les moins agréables de l’immeuble : notamment le cœur
de trente étages et ses ascenseurs... Et le grandiose « Sillon de
Bretagne » est devenu le gouffre financier et politique, doublé de l’échec
social que l’on connaît aujourd’hui.
Pour expliquer cet échec, il y a
une première réponse évidente. D’un point de vue architectural, un immeuble de
cette taille est un crime et le cœur de trente étages, une aberration conçue
par des architectes qui se faisaient une idée bien naïve du « vivre
ensemble ». Comme s’il suffisait de forcer les gens à prendre l’ascenseur
ensemble pour que la peur de l’autre disparaisse et que les barrières sociales
s’effondrent ! L’erreur aura été de croire qu’en traitant le symptôme,
c’est-à-dire l’organisation de l’espace urbain, la cause de la ségrégation
sociale allait disparaître. C’est aussi ce que remarque le rapport
Enet-Dolowy cité plus haut :
« Celle-ci renseigne sans ambiguïté sur la faible vocation de la forme
architecturale à décider de la forme sociale, en cohérence avec notre hypothèse
de base, laquelle suppose que l’architecture traduit les valeurs de la société
et non le contraire. »
Mais l’énergie du désespoir avec
laquelle les politiques cherchent à s’agripper à cette solution laisse pantois.
Voyez plutôt : plus de 100 millions d’euros pour le projet « Sillon
Demain » et la rénovation du projet. On va élaguer un peu, créer plus
d’espace et moins de logements, ravaler la façade… mais le principe reste le
même.
Mais je vois bien une autre hypothèse
pour expliquer cet acharnement aveugle. C’est que la pensée sociale,
aujourd’hui en déshérence idéologique, n’a plus rien sur quoi miser sinon
« l’espoir » ou la « conviction » – choisissez le mot qui
vous convient – qu’en donnant aux gens la possibilité de vivre ensemble, ils le
feront d’eux-mêmes. On s’accroche alors à l’idée que le vivre ensemble, c’est
mettre des gens différents les uns à côté des autres, et que la bonté et
l’ouverture aux autres propres à la nature humaine vont faire le reste du
boulot. Quel funeste manque de lucidité politique : comme si mettre les
gens les uns sur les autres en les mélangeant revenait à les faire vivre
ensemble !
Cependant, le vrai malaise de
cette page de La violence des riches est
ailleurs. Il est dans ce qui n’est pas explicitement dit. L’échec du Sillon de Bretagne
contredit en effet directement l’idée des auteurs selon laquelle la mixité
sociale est une arme efficace contre la ségrégation urbaine. Mais cette
contradiction n’est jamais notée. La dernière phrase, lapidaire, sonne comme un
aveu terrible : « subir un lieu
de résidence qui vous apporte quotidiennement frustrations, craintes et
fatigues est comme un supplice ».
Pourtant, on ne saurait dire plus
vrai. Mais alors, que faut-il en conclure ? Les Pinçon-Charlot ne nous donnent
aucune réponse. On comprend leur embarras. Comme s’ils répugnaient à admettre
qu’il ne faut pas compter sur la nature humaine pour faire en sorte que les
gens vivent ensemble. Si toutefois le projet du Sillon de Bretagne nous apprend
une chose, c’est bien celle-ci : si le projet est de créer une société
vraiment mixte, alors il faut forcer
la nature humaine. Ne pas lui faire confiance. Si l’idée de progrès a une
quelconque réalité, elle est là : exactement dans ce que cherchent à faire
les idées d’égalité civile et de citoyenneté, deux choses qui sont tout sauf
naturelles. Et, pour cette raison, si précieuses.
Mais peut-on vraiment forcer les gens, faire en sorte qu’ils
vivent ensemble malgré eux ? Le
Sillon nous donne la réponse sans aucune ambiguïté : non. Si on ne peut
pas les forcer à prendre l’ascenseur ensemble, n’est-ce pas parce qu’il y a
chez eux un atavisme communautariste indépassable ? Ne peut-on vraiment
vivre qu’avec ceux qui nous ressemblent ? Le retour des régionalismes et
les crispations identitaires de toutes sortes ressortent et porteront l’extrême
droite au pouvoir. Encore une fois.
Que penser ? D’un côté,
abandonner l’ambition d’universalité est une capitulation impossible. De l’autre,
démissionner devant la ségrégation urbaine et le communautarisme est
insupportable.
Je ne sais pas. Suite au prochain
épisode.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire