Par Julian Melmoth
Dans le numéro Charlie
Hebdo du 15 avril, Riss (blessé lors de la
tuerie du 7 janvier), le nouveau directeur de l’hebdomadaire satirique, revient sur deux étonnements qui ont traversé les
réseaux sociaux ces derniers temps. Le premier, c'est celui qu'on n'a pas manqué de ressentir devant les millions de manifestants au lendemain des massacres de Charlie. Le second, moins émerveillé, est celui qui apparaît devant les millions d'indifférents au lendemain des massacres au Kenya il y a quinze jours. Comment, se demande Riss, expliquer l’écart choquant
entre la marée d’émotions et d’indignations après le 7 janvier, et
le silence indifférent des médias et de la population après le massacre de
cent quarante-huit étudiants de l’université de Garissa, au Kenya, le 2 avril
dernier ?
Voici ce qu’il écrit :
Une telle différence
de traitement met mal à l’aise, surtout quand on est membre de Charlie Hebdo.
Comme souvent, 10 000 morts à l’autre bout du monde n’ont pas la même
valeur médiatique qu’une grand-mère écrasée par un camion en bas de chez vous.
L’émotion a du mal à voir à voir au-delà du bout de votre rue.
Ce que dit Riss paraît tout à fait sensé. Il semble
effectivement tout à fait naturel que
les événements qui surviennent près de chez nous, nous touchent plus directement
que ceux qui ont lieu dans des endroits dont nous n’avons jamais entendu
parler (qui connaissait l’université de Garissa ?). Et, qui plus est, ne
taxerions-nous pas de l’indifférence la plus inhumaine celui qui, apprenant que
ses voisins – ceux-là même qui lui rendaient si souvent service en nourrissant
ses plantes ou en arrosant son chat – viennent de se faire sauvagement agresser
par des cambrioleurs qui ne rechignent pas à torturer un peu pour savoir où
sont cachés les bijoux de famille, se contenterait de lever un sourcil curieux accompagné
d’un « mon dieu, c’est affreux » laconique avant de retourner, l’esprit peu troublé,
aux résultats footballistiques de ligue 2 du week-end dernier ?
En y repensant, il semble qu’il n’y ait rien que de très naturel à cette sélection des événements
qui nous touchent, puisque ce qui se passe près de chez nous influe directement
sur notre sentiment de sécurité. Mais ce qui est naturel est-il la meilleure
chose à faire ? Rien n’est moins sûr. Écoutons par exemple ce que dit Gilles
Deleuze dans son fameux Abécédaire sur
le sens de la distinction entre être de gauche et être de droite.
« Ne pas être de
gauche, c’est (…) partir de soi : la rue où on est, la ville, le pays, les
autres pays, de plus en plus loin. On commence par soi. (..) Être de gauche c’est
savoir que les problèmes du tiers-monde sont plus proches de nous que les
problèmes de notre quartier. C’est un problème de perception, ce n’est pas un
problème de belle âme. »
Difficile de ne pas voir la filiation entre les propos de Riss sus-cités et la définition de Deleuze. Le philosophe, avec les mots les plus simples, opère là encore une
distinction capitale. Être de gauche, cela n’a rien à voir avec une quelconque
générosité ou une quelconque moralité mal placée. Dire cela d'elle est sans doute le meilleur moyen de la discréditer. Etre de gauche a tout à voir, au contraire, avec
ce que Deleuze appelle un "problème de perception" : ne pas se laisser avoir
par l’illusion d’optique qui me fait croire que ce qui me touche le plus est ce qui importe le plus. ce qui m'émeut le plus n'est pas ce qui me concerne le plus.
Pourquoi Riss est-il vraiment
de gauche ? Parce que, sans peut-être le savoir lui-même, il démontre à son lecteur qu’il
a parfaitement compris que les problèmes de l’autre du bout du monde sont plus
importants, plus graves, et plus décisif pour lui, que ceux qui l’ont touchés directement, dans son corps
et dans sa chair, et qui l'ont laissé plusieurs semaine dans un lit d'hôpital, avec des images d'horreurs dans la tête. Plus graves que les cauchemars qu’il avoue faire encore
depuis ce mercredi de janvier.
Vous allez me dire :
« - Mais ça n’est plus ça, aujourd’hui, être de gauche. Et puis faire de la conscience morale l'apanage de la gauche, c'est un peu grossier quand même.
- Peut-être bien, mais dans ce cas ça voudrait dire quoi, être de gauche, pour vous ?
- Euh, ben, c’est voter socialiste, ou être contre l’ultralibéralisme, être pour une certaine redistribution des richesses, quelque chose comme ça. Mais de toutes façons, cette distinction n'a plus beaucoup de sens aujourd'hui.
- Oulà ! Déjà, être contre l’ultralibéralisme, plein de
gens à droite, et aussi à l’extrême droite, le sont déjà. Et des gens pas forcément recommandables : Le Pen, Dupont-Aignan... Quant aux socialistes, qui assument depuis longtemps déjà
servir corps et âme l’économie de marché, on ne sait plus vraiment de quel bord
politique ils sont. Et ceux qui ont théorisé la redistribution des richesses, par exemple John Keynes ou John Rawls, n'étaient pas de dangereux révolutionnaires. A l’évidence, quelques politiciens de droite, par exemple certains maires, doivent avoir une conscience sociale bien plus développée que d'autres salopards qui sont
depuis des décennies au PS. Enfin, si
la confusion ambiante nous fait perdre de vue le sens de cette distinction
entre gauche et droite, cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a aucune
différence réelle ! Cela veut simplement dire que la vraie gauche s’est
réduite comme peau de chagrin. »
Que faut-il retenir de tout cela ? C'est simple. Que l’homme est naturellement de droite. Entendez par là qu’il
pense d’abord à ce qui le menace le plus directement. C’est une réaction
émotionnelle, instinctive, animale. Etre de gauche (non pas au sens que le PS donne aujourd’hui
à ce mot ; non, être vraiment de gauche), c’est : dépasser cette réaction
animale et faire d’abord appel à sa raison pour comprendre, comme Riss, que les
problèmes de l’autre bout du monde sont bien plus préoccupants que ceux de mon
quartier et de mon pays.
L’homme est naturellement de droite. Etre de gauche, c’est
faire violence à sa propre nature. La majorité des français sont bien loin d’y
parvenir. Laissons Riss conclure, qui sait de quoi il parle :
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