À en croire les partisans de la réforme du
collège, les élèves s’ennuient. Cet ennui se manifeste, entre autres, par une
érosion du goût d’apprendre, une tendance croissante à la bordélisation et, in fine, par les résultats peu glorieux
de la France aux tests Pisa et donc à un effondrement de notre modèle d’intégration
par le diplôme. Logique implacable, et peut-être complètement hors de propos.
L'affirmation selon laquelle 71% des élèves du collège s'ennuieraient en classe est discutée dans cet article: Réforme du collège: au nom de quel ennui scolaire?
Certes, les élèves s’ennuient souvent, mais
cela est souvent moins lié à la structure de l’enseignement qu’à la lenteur des
cours ou à la morosité générée par des pertes de temps conséquentes :
rappels à l’ordre constant, « rituels » censés pacifier l’atmosphère,
cours dictés, et j’en passe.
Certes, ils s’ennuient : mais au fond, l’enseignement
secondaire de masse est-il bien censé divertir ? Et quand bien même il le
devrait, comment faire ?
Revenons aux présupposés de cette
affirmation : l’élève s’ennuie donc il n’apprend pas. Voilà une vision de
l’éducation où c’est l’intérêt personnel que l’enfant développe vis-à-vis de l’enseignement
qui lui permet de réussir. L’écho que la discipline et le discours du
professeur trouve en lui lui permettront, infailliblement, de s’approprier le
savoir et les méthodes.
Ce sentiment est assez globalement partagé
par les pédagogues, qui refusent – et on ne leur en tiendra pas rigueur – de penser
un enseignement fondé sur l’abrutissement et la contrainte. Il est aussi
diffusé très largement dans la population, avec cette idée, qui en est le
corollaire, que chaque individu, quel que soit son parcours, a le droit de se
sentir représenté par ce qu’il vit et ce qu’il fait.
C’est ce que François de Singly nomme le
second individualisme, ou individualisme romantique. Selon ce sociologue,
auteur de divers travaux sur l’évolution de la famille et du sentiment
individuel, notre rapport à l’individu est défini par deux phases et deux
théories distinctes. Jusqu’aux années 1960 (en dessinant à très gros traits), l’individualisme
est essentiellement abstrait et civique. C’est l’individu qui fonde le corps
social, et non plus la famille ou la communauté religieuse, ce qui se manifeste
à travers le suffrage universel et la capacité accordée à chacun de s’exprimer
librement. L’individu a donc, en théorie, tous les droits, c’est-à-dire les
plus importants : ne pas être inquiété dans sa personne et dans ses biens,
choisir ses représentants, participer à la vie civique et politique.
Bien évidemment, ce visage de l’individualisme
gomme toutes les aspérités de la personnalité individuelle. Si on ne considère
l’individu que comme un citoyen, on se moque bien de savoir s’il est croyant ou
incroyant, Breton ou Alsacien, fan de cuisine ou de trek alpin. Ces
particularismes sont renvoyés à la sphère privée et, vu le poids des
communautarismes culturels, il est peu probable que notre ami l’individu ait
une possibilité quelconque de décider ce qu’il pense ou ce qu’il aime.
Cette version de l’individualisme est très
belle, mais elle est un peu sèche, et il n’est pas surprenant qu’au fil des
temps quelques revendications se soient élevées pour accorder un peu place au
sentiment personnel et à l’originalité.
Car oui, quid de l’originalité dans tout ça ?
Pas de place pour la coquine, jusqu’à ce qu’un
subtil renversement de mentalités, qui a traversé toute la seconde moitié du
vingtième siècle, nous fasse peu à peu considérer la valeur intrinsèque d’un
individu, ses passions, sa créativité, sa génialité au fond, comme la vraie
mesure de sa capacité à exister en société.
Dans ce second individualisme, on prend en
compte le vrai Moi ou ce qui se présente comme tel. Le clampin de base, loin d’être
un simple citoyen et contribuable, orienté dans sa vie personnelle par ses
appartenances communautaires, passe sa vie à se chercher : que ressent-il,
que veut-il, qu’aime-t-il ? Cette nouvelle doctrine part du principe que
tout individu a quelque chose de très spécifique à affirmer face au monde. Il
peut donc consacrer sa vie à expérimenter. Je ne sais pas s’il est un film d’ados
ou de jeunes adultes en provenance des Etats-Unis qui échappe à ce topos.
Ce dernier individualisme est en soi sans
doute plus intéressant que le premier, mais il ne faut pas oublier, nous
rappelle François de Singly, qu’il est aussi un miroir aux alouettes. Non, tout
le monde n’a pas quelque chose de profondément original à vivre et à clamer. Le
conformisme, le besoin du groupe, font partie de la nature humaine. Et l’injonction
à vivre un grand idéal peut se révéler angoissante pour bien des êtres qui n’ont
pas la certitude, au fond, que leur destin est si brillamment tracé. D’où le
besoin constant d’approbation sociale que manifeste l’usage des réseaux
sociaux, éternelle vitrine de trajectoires individuelles qui se veulent
surprenantes, glorieuses et irréductiblement originales. (Quand bien même leur
mise en série est assez consternante.)
Les deux individualismes ont droit de cité,
et peuvent se compléter de façon harmonieuse – à condition, toutefois, qu’on
prenne en compte la spécificité des espaces où ils s’expriment. S’il est
pertinent de vivre l’individualisme deuxième version dans sa famille, dans son groupe
d’amis, dans son cours de théâtre et en vacances, est-il très malin de l’injecter
dans la sphère proprement civique, et, entre autres, dans notre système d’éducation
égalitariste ?
Notre école, en effet, est fondée sur de
très beaux principes : l’éducation permettant la réussite sociale
(magnifique axiome dont on vérifie chaque jour de mieux en mieux la fiabilité),
il faut donner la même éducation à tous. Ainsi tout le monde deviendra cadre et
épanoui.
Mais donner la même éducation à tous, en
ignorant les particularismes des uns et des autres, cela se rapporte tout de
même au premier individualisme, très Troisième République. Les vieux profs et
les réacs comme moi s’en tiennent assez strictement à ces principes, qui les
arrangent bien, car au fond ils s’intéressent plus à leur matière et à la
République qu’à la passion de la petite Léa pour la GRS.
Nous voici donc confrontés à un paradoxe :
d’un côté il nous faut donner une éducation égale à tous, permettant d’acquérir
une culture de base et de se préparer à des diplômes et concours sélectifs, de
l’autre il faut prendre en compte la personnalité de l’élève, sans quoi, le
pauvre chaton, il va s’ennuyer et il ratera son bac. (Parce que la philo, vous
comprenez, ça n’est pas intéressant.)
En tant qu’enseignante, j’ai bien souvent
essayé d’intéresser les élèves, voire de les amuser, ce qui est une tentative
démago pour essayer d’avoir la paix et, au passage, d’obtenir des retours un
tout petit plus positifs que d’ordinaire sur son travail. Eh bien, scoop :
ça marche rarement. Déjà parce que ce qui intéresse le prof est rarement ce qui
intéresse l’élève : étonnant, non ? Ils viennent de deux mondes
différents, qui ont parfois, un peu de mal à se comprendre. Deuxièmement, parce
qu’en une heure de temps, avec trente-cinq jeunots dans ma classe, j’avais
quelques difficultés à cerner la personnalité propre de Jules et de Leila, et
donc à adapter mon propos, mes exercices, ma progression, à leurs goûts et à
leur envie d’action.
En fin de compte, j’en suis arrivée à cette
conclusion : Jules et Leila n’avaient peut-être pas tant envie que ça que
je prenne en compte leur personnalité, tout simplement parce que ça n’apportait
rien à l’affaire et que, malheureusement, cela nous conduisait à tourner en
rond. À force de jouer les dessalés et à venir sur le terrain des élèves, on a
un peu de mal à les en sortir. Et puis, cette petite interrogation : être
citoyen, c’est un peu sec, mais parfois c’est utile. Mettre de côté ses lubies
et son identité personnelle (si tant est qu’on en ait une), de temps à autre, c’est
bien. Ça n’est pas une agression, ni pour eux, ni pour moi (qui ne me comporte
pas en classe comme je le fais sur les réseaux sociaux ni avec mes amis). Et
non, se soumettre à une norme universelle, et s’ennuyer un peu au passage, ça n’est
au fond pas si grave.
En contrepoint, un article du sociologue Pierre Dubet qui nous explique, sur un ton incantatoire, qu'on va faire des citoyens en intégrant tout le monde au collège et en prêchant la gentillesse comme valeur scolaire: L'école pourrait fabriquer des citoyens épanouis
Très bel article, sauf une nuance que je ne partage pas :
RépondreSupprimer" mais au fond, l’enseignement secondaire de masse est-il bien censé divertir ?"
Il me semble que le non-ennui n'est pas le divertissement. Pour ma part je ne m'ennuyais pas à l'école et pourtant je ne me divertissait pas. Au contraire. Un travail peut être intéressant et non-ennuyeux sans être divertissant.
Apparemment, il faudrait ne plus faire penser les élèves, prendre du recul, mais les laisser exprimer directement leur "ressenti". Rien ne semble plus incompréhensible et incongru à mes élèves que Pascal ("le moi est haïssable")
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