Ce
qu’il y a de bien avec la liberté d’expression, c’est qu’elle permet de tout
écrire, y compris des inepties, des contre-vérités ou propos fumeux, sans
risquer d’être abattu à bout portant ou traîné en justice par des fanatiques.
Il arrive pourtant qu’on ressente, devant un article, un désarroi intense que
la troisième relecture ne parvient pas à dissiper.
C’est
très exactement la sensation que provoque en moi la lecture du texte intitulé
« L’antiracisme commence avec la déconstruction du privilège blanc »,
publié sur Slate le 14.12.2014.
L’objectif
de l’auteur est, a priori, simple : nous démontrer que le racisme (à
l’encontre des Noirs exclusivement, apparemment il n’y en a pas d’autre) est
une calamité et que ses diverses manifestations sont la preuve qu’un malaise
règne dans la société française. Jusqu’ici, rien de très décoiffant. Mais le
parcours argumentatif qu’elle emprunte est pour le moins tortueux.
La
position officielle de la France sur la question de la race est très
claire : ce terme ne correspond à rien. Les couleurs de peau ne
constituent pas des races, il n’existe aucune différence biologique entre un
individu d’origine asiatique, un autre d’origine africaine ou un Bas-Breton de
souche. Depuis 2013, sur une proposition de Front de Gauche, le terme
« race » a même été éliminé de la Constitution.
Voilà
qui devrait a priori nous réjouir. Déjà parce que nous nous sommes débarrassés
d’une pseudo-science qui visait à distinguer les individus selon des critères
génétiques inexistants. Ensuite parce qu’il est beaucoup plus sympathique de
considérer les citoyens pour ce qui les unit (leur humanité, leurs droits
fondamentaux) que pour ce qui les différencie (leur couleur de peau, leur
religion, leur culture, si ce mot a vraiment un sens). Enfin, parce qu’il est
difficilement évitable, à partir du moment où on donne un sens au mot
« race », de ne pas suggérer une hiérarchie. Tout comme les
sectateurs de l’identité culturelle ou religieuse suggèrent toujours une
hiérarchie entre leur culture, leur religion, et celles des autres.
L’auteur
de l’article ne partage pas du tout ce point du vue. Le Front de Gauche est,
selon elle, coupable de racisme déguisé. Nier le terme race, c’est nier le
racisme même, et le seul moyen de déconstruire ledit racisme serait… d’en
ajouter ! Je cite : le retrait du terme constitue « un refus de
voir les Blanc.he.s et les Noir.e.s hors d'une rhétorique universaliste qui
invisibilise les couleurs. »
Pour
comprendre cet étrange postulat, je vais d’abord remonter la pensée de
l’auteur.
Dès
le début, les choses sont claires : oui, être Noir, c’est une race, mais
il n’y a pas lieu d’en avoir honte.
Le
problème n’est pas de se définir comme Noir, avec, on l’imagine, des
sentiments, un imaginaire collectif, une mémoire coloniale qui vont avec
(j’espère que tous les Noirs se reconnaissent là-dedans, parce que sinon, ça ne
va pas tenir debout très longtemps). C’est que les Blancs, eux, ne veulent pas
se reconnaître comme Blancs !
Bien
évidemment : si on admet l’existence autonome d’une race synonyme de
culture synonyme de vécu collectif, il faut que toutes les autres s’y mettent
et s’autodéfinissent comme race.
Note au passage : c’est
bien pour cela que le communautarisme est répugnant. Quand trois individus
veulent former leur petite communauté dans leur coin, ils s’ennuient
vite ; et ils viennent donc prendre à parti leurs congénères pour leur
sommer de se reconnaître dans une autre communauté. Comme ça on peut faire des
petites guerres et le temps passe plus vite.
Grâce
à cet article, j’apprends donc que je suis Blanche et que je vais devoir fissa
m’identifier comme comme telle.
Comme
Blanc.he, plus exactement, parce que l’auteur bugge sur les accords de genre,
un traumatisme lié à son année de CE1, j’imagine.
Ce
qui est dommage, c’est que je ne me suis jamais perçue comme Blanche, ni comme
Blanc.he, ni comme une quelconque couleur. Comme femme, parfois, et encore,
j’oublie la plupart du temps. Mon identité culturelle, c’est moi qui la
choisit : Parisienne souvent, enseignante parfois (de moins en moins
souvent), lectrice de Philo mag, ça dépend des jours.
Quelque
chose me dit que les Noirs qu’elle prend à parti ont peut-être envie, ou du
moins certains d’entre eux, de choisir eux-mêmes leur identité culturelle, et
qu’ils se méfient des gens qui viennent leur expliquer sur un ton péremptoire
ce qu’ils sont et ce qu’ils doivent penser.
Mais
elle n’a pas fini de m’asséner ce qu’en tant que Blanc.he je suis censée
penser, vivre et représenter. En effet, j’apprends que j’incarne la blanchité.
Mon
correcteur orthographique souligne : en effet, le mot n’existe pas. On ne
peut pas parler de la blanchité d’un drap bien lavé, d’une belle feuille d’un
papier ou du visage d’un père de famille qui sort du Space Mountain avec ses
deux rejetons.
La
blanchité n’est pas la blancheur, qui est une couleur. C’est la qualité d’un
objet blanc, et c’est une notion abstraite : vous ne verrez jamais une
blanchité traverser la rue, pas plus que vous ne risquez de rencontrer la
liberté (qualité d’un objet libre) au Carrefour express ou la vitesse (qualité
du RER B) prenant le frais au Luxembourg. On notera au passage que la
réciproque de la blanchité n’existe pas non plus – à moins qu’on veuille récupérer
la négritude, mais je pense qu’Aimé Césaire se mettrait à gratter le bois de
son cercueil.
Je
me permets d’adresser une petite critique bienveillante à l’auteur de
l’article : pondre un concept qui ne renvoie à rien, ça n’est jamais bon
signe. Il vaut mieux le relier à quelque chose dans la monde réel. Sinon on
élabore des édifices très complexes sur du vide, et on oublie que le point de
départ n’existe pas ; ça s’appelle la métaphysique.
Je
ne peux m’empêcher de penser au Gargantua
de Rabelais et au discours de Janotus de Bragmardo, enjoignant Garguantua à
restituer les cloches de Notre-Dame :
« Nous
en avions bien autrefois refusé de bon argent de ceux de Londres en Cahors, si
avions nous de ceux de Bordeaux en Brie, qui les voulaient acheter pour leur
substantifique qualité de la complexion élémentaire qui est intronifiquée en la
terrestrité de leur nature quidditative pour extranéiser les halos et les
tourbillons sur nos vignes. »
Mais
revenons à notre blanchité. Elle ne va jamais seule : elle s’est alliée
avec ses amies domination et morgue coloniale. Je cite l’auteur dans le
texte : « Or, la blanchité est une forme de racisation, c'est la
couleur biologique et sociale de la norme et du pouvoir. »
Rien
que ça. Tous les petits employés, les caissières à mi-temps vivotant avec
1000€, les mères célibataires, les enfants maltraités apprécieront d’apprendre
qu’ils incarnent la norme et le pouvoir, et qu’à ce titre ils devraient avoir
la décence de se taire. (Pendant ce temps, l’auteur, comédienne et cinéaste,
publie sur un magazine de gauche et s’expose dans des books. Une légère envie
de distribuer des baffes me saisit.)
Elle
nous apprend aussi que la blanchité donne des privilèges incontestables dans
l’espace public, notamment celui de « pouvoir faire du shopping seule sans
être suivie ou harcelée. »
J’aimerais
bien qu’elle me donne ses adresses, parce qu’à voir le nombre de fois où j’ai
été suivie et harcelée ces dernières années, il semblerait que certains hommes
aient méconnu ma blanchité fondamentale. Problème d’éclairage peut-être.
Le
problème de cette pensée, c’est qu’elle fondamentalement stupide et stérile.
Aucune couleur de peau n’est liée à un privilège quel qu’il soit : ce
n’est pas inscrit dans la loi, ce n’est pas inscrit dans les gènes, ni dans la
culture. Hiérarchiser les races est une aberration que ce propos inepte veut
entretenir, ou plutôt renverser. Parce que, soyons clairs : l’article ne
vise pas à effacer les pseudo-privilèges qu’une couleur de peau détiendrait sur
une autre, il veut simplement les inverser. « Je suis désavantagée en tant
que femme noire, par rapport à une femme blanche et encore plus, par rapport au
parangon de l’individu privilégié: l’homme blanc. » La frustration comme
moteur de la réflexion, quel délice.
Je
ne consacrerais pas tant de temps à décortiquer ce vide conceptuel si je ne
percevais pas la récupération douteuse dont il peut faire l’objet. L’auteur a
cherché à nous convaincre qu’en forçant les Blancs à se considérer eux-mêmes
sous un angle racial on résoudrait le problème du racisme. C’est sans doute la
raison pour laquelle on tente de régler le problème de la guerre dans le monde
en multipliant les conflits, et d’apaiser les tensions sociales en donnant plus
de privilèges aux plus riches. Au fond, elle s’égare dans des inexactitudes et
des fausses pistes. Mais au passage elle donne du grain à moudre à
l’extrême-droite ; car s’il est bien des gens en France qui reconnaissent
des qualités essentielles à leur couleur de peau, et qui arrivent à se représenter
quelque chose quand on leur parle de blanchité, c’est par là qu’il faut les
chercher.
La
gauche universaliste et républicaine sur laquelle crache l’article peine à
comprendre pourquoi il faut scinder la société pour mieux la réunir ; mais
l’extrême-droite, elle, trouve cela très enthousiasmant : les hiérarchies,
les guerres culturelles, c’est son affaire ! Et voilà qu’on lui donne du
grain à moudre. Prenons garde qu’ils ne saisissent pas cette injonction à la
blanchité et n’en fassent pas un cri de ralliement pour obtenir un peu plus de
pouvoir et un peu plus de droit à édicter la norme. Parce qu’au fond, ce mode
de raisonnement primaire, fondé sur la haine de l’autre et sur le rejet de tout
ce qui est même minimement différent, ça marche très bien avec les imbéciles.
Quoi
qu’en pense notre zélote du combat anti-raciste, je resterai donc sur mes
positions : ni Blanche, ni Noire, ni Rose, juste citoyenne, et prête à
accorder ce titre à toute personne que je côtoie. Et peu m’importe ce qu’elle
incarne.
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