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PQR / Voix du Nord |
par Julian Melmoth
S’il y a un sujet sur lequel je me garde d’avoir
une opinion définitive, c’est celui qu’on appelle la « fin de vie »,
qui tourne autour du problème de l’euthanasie, de l’acharnement thérapeutique et de
la loi Leonetti. Doit-on se satisfaire de cette loi, ou aller plus loin en
permettant aux médecins de libérer un homme de sa vie lorsque celle-ci n’est
plus qu’une prison insupportable ? Je ne sais pas. C’est bien simple,
quand je lis un article bien fait en faveur de l’une ou l’autre position, je ne
peux pas m’empêcher d’être sensible à ses arguments.
Dans cette question de la fin de vie, on se
trouve partagé entre deux impératifs. D’abord, l’impératif moral, qui nous
demande d’avoir un comportement réfléchi, raisonné, en fonction de principes et de valeurs
clairs, pour ne pas faire n’importe quoi. Ensuite, il y a ce que j’appellerai,
à la suite de Rousseau, la pitié ou le « premier sentiment de l’humanité ». Cet impératif est un sentiment d'urgence qui nous rend la souffrance d’autrui insupportable et nous demande d’y mettre
fin. Dans le problème de la fin de vie, c’est entre ces deux impératifs qu’il
nous faut choisir.
La
morale : la vie comme valeur sacrée dans tous les cas
D’un côté, la morale nous impose de respecter la
vie humaine comme valeur sacrée, c’est-à-dire hors de notre contrôle et
de notre pouvoir. C’est cela, l’humanisme : placer la vie humaine comme
valeur morale suprême, en refusant toute légitimité aux sacrifices religieux
(martyr) ou politique (raison d’État) qui postulent que la vie peut être
conditionnée à quelque chose de plus élevé. Cela implique qu’aucune raison,
jamais, ne pourrait justifier qu’on ôte la vie à quelqu’un. Il ne reviendra pas
aux hommes de s’arroger de droit sur la vie elle-même. Et il ne s’agit pas de
commencer à faire des exceptions. Car qui pourrait décider qui a le droit ou le devoir de
vivre, qui a le droit ou le devoir de mourir ? Et qui décidera, avec une certitude absolue qui ne pourra jamais laisser la place au doute, des situations (crimes,
maladie) qui justifieraient qu’on mette fin à la vie ? Un juge ou une assemblée de
sages ?
Victor Hugo disait que personne n’est jamais
assez sage pour prendre la responsabilité de condamner quelqu’un à mort.
Il avait bien raison : rien qu'aux États-Unis, depuis 1973, on compte 153
condamnés qui ont été reconnus totalement innocents par la justice, mais qui auront
néanmoins passé des années dans les couloirs de la mort avant d'être libérés.
Et on estimerait à 4% les innocents qui ont bel et bien été exécutés. Ce simple
chiffre, qui fait froid dans le dos, valide l’idée que personne ne peut être estimé assez sage pour décider avec une froide certitude de prendre une vie.
Je vois d’ici l’objection : vous confondez
tout, vous mélangez peine de mort, laisser-mourir, euthanasie… choses qui n’ont
rien à voir ! Je ne suis pas d’accord : il y a bien un point commun.
Dans ces trois cas, comme dans d’autres (meurtre, suicide), on ôte délibérément
la vie à quelqu’un (dans le cas du suicide, soi-même). A chaque fois, on se
donne le droit, pour une raison ou pour une autre (esprit de pitié, esprit de
justice, peu importe) de dire qui doit vivre et qui doit mourir – et cette
action ne peut jamais être justifiée moralement si l’on considère que, par
principe, personne n’a d’autorité sur la vie elle-même. La cohérence morale la
plus rigoureuse imposerait donc d’interdire la peine de mort comme
l’euthanasie.
L’éthique :
Ne pas défendre la vie pour elle-même, mais le sens de la vie
A l’opposé de la morale, qui ne s’embarrasse pas
des circonstances particulières – et qui à ce titre peut paraître inhumaine –
il y a ce fameux sentiment d’humanité. Prenons le cas de la maladie incurable
et de l’arrêt des soins prévu par la loi Leonetti. Je comprends ce refus de
l’acharnement thérapeutique comme l’urgence éthique de mettre un terme à la
souffrance vaine du malade et d’accepter la mort, quand la vie n’est plus rien
d’autre qu’un supplice sans espoir ou qu'elle se réduit à un état végétatif
sans perspective d’amélioration. Autrement dit, il ne s’agirait pas de défendre
la vie pour elle-même, mais de défendre le sens de la vie. La différence est de
taille. Dans le second cas, il s’agit de souligner la valeur d’une vie vraiment
vécue, et non pas subie comme un châtiment dans le Tartare grec, comme un désespoir sans fond.
Vendredi 5 juin après-midi, la Cour européenne
des droits de l’Homme s’est prononcée en faveur de l’arrêt des soins de Vincent
Lambert, entre état végétatif et état de conscience minimale depuis plusieurs années. Concrètement, il ne s'agit pas de le "débrancher", puisqu'il n'est pas relié à un respirateur, mais d'arrêter l'alimentation et l'hydratation artificielles qui le maintiennent en vie.
Pour les médecins qui appuient cette décision, il
n’est pas question d’euthanasie (active) mais d’arrêt des soins (passifs) quand
ceux-ci semblent ne plus avoir de sens. C’est dans cette distinction que la loi
française trouve la réponse qui lui convient à cette délicate question. Il ne
faut ni précipiter la mort, ni s’acharner dans des soins qui ne soignent pas
mais ne font que prolonger un état ou une souffrance inhumaine et vaine.
Cette loi présuppose que la vie, quand elle ne se
maintient plus par elle-même, quand elle apparaît trop absurde, contrevient au
sentiment d’humanité. Il ne serait pas justifié de maintenir quelqu’un en vie
alors que son corps n’assure plus par lui-même ses fonctions vitales et, au
fond, n’existe déjà plus vraiment. C’est ce que dit la philosophe Pierre le
Coz :
« L’homme n’est pas fait pour exister en
vain. Lorsqu’il ne parvient plus à découvrir, à imaginer et à créer des
interactions avec les autres, sa vie perd en intérêt et en saveur. Il serait
hypocrite de dire que toute vie vaut toujours la peine d’être vécue. »
Dans le sentiment d’humanité exprimé par ce
philosophe, il y a un « laisser mourir » qui, au fond, partage un
point commun avec la peine de mort. Dans les deux cas, pour une raison ou pour
une autre (crime abject, souffrance insupportable), quelqu’un décide qu’une vie
ne mérite plus d’être vécue. La question morale resurgit d’un coup, avec les mêmes questions. Qui
décide qu’une existence n’a plus ni intérêt ni saveur ? Qui sera assez
légitime pour prendre cette décision ? Un médecin ? Un parent ?
Le patient lui-même, s’il a laissé une indication en ce sens ?
A quel
degré de handicap et de souffrance décide-t-on qu’une vie ne vaut plus la peine
d’être vécue ? Le risque de l’arbitraire
On le voit, tout se complique. Ce serait un
sentiment d’humanité qui pousserait les médecins et la famille de Vincent
Lambert à arrêter les soins. De son côté, sa mère Viviane Lambert en appelle à
un « minimum d’humanité ». Il faut laisser Vincent vivre,
dit-elle, car son handicap extrême ne l’empêche en rien de continuer à exister,
à être entouré de l’amour des siens. Pour elle, vivre en état végétatif, c’est
vivre encore. Pourquoi cette vie vaudrait moins qu’une autre ? A quel
degré de handicap fixe-t-on une vie qui vaut la peine d’être vécue ? On
répondra qu’il est impossible de définir à l’avance un tel seuil (ce qui
reviendrait à fixer une règle morale)
et que le mieux est de décider au cas par cas. Mais cela n’est guère plus
satisfaisant : Peut-on se cantonner à agir à l’aveugle, en fonction des
circonstances, en fonction de l’émotion, au cas par cas, en fonction des personnes qui devront
« trancher » ? Le problème, en l’absence de principe moral
clair, est l’impression d’arbitraire qui domine et qui peut paraître
insupportable.
http://www.franceinfo.fr/actu/societe/article/viviane-lambert-vincent-n-est-pas-en-fin-de-vie-676341
Et tout se brouille davantage. Car l’amour d’un
parent peut motiver, avec toute la noblesse possible, un acte d’euthanasie.
Dans le film de Clint Eastwood, Million Dollar Baby, l’entraineur
Frankie Dunn, figure paternelle s’il en est, se résout à mettre fin à la vie de
sa protégée Maggie, après que celle-ci, boxeuse promise à un brillant avenir,
se retrouve paralysée à vie dans un lit d’hôpital. La scène, filmée avec tout
le talent que l’on connaît à Eastwood, montre comment le vieil entraîneur se
résout finalement à accepter la supplique de la jeune boxeuse. Pour elle, sa
vie est finie : elle en a accompli le sens : « I got it
all », lui confie-t-elle : il n’y a plus de sens pour elle à vivre
encore.
Le film propose au fond l’idée que chacun soit
dépositaire de sa propre existence, et puisse considérer qu’il en a fait le
tour, et que certaines circonstances, il décide de s’en tenir là. C’est ce qui
s’est passé, entre mille autres, pour Gilles Deleuze en 1995 ; pour Stefan
Zweig, avec sa compagne Lotte, en 1942. Pour toutes les personnes âgées qui, un
jour, décident de ne plus s’alimenter. On voit à quel point il serait déplacé
de les juger d’un point de vue moral, leur reprocher la façon dont ils ont voulu
choisir leur mort comme ils ont choisi leur vie, et il y a au contraire un
sentiment de dignité qui transparaît dans leur décision.
De l’autre côté, pour le professeur de
cancérologie Gilles Greyer, la dignité est dans l’accompagnement de la
souffrance et de la fin de vie, pas dans la mort elle-même. Dans un article du
datant de 2013, il affirme qu’il n’y a pas de « bonne façon » de
donner la mort. Il constate que les premiers à le savoir sont les malades
eux-mêmes : « En vingt ans de pratique cancérologique, je n’ai
jamais reçu une seule demande d’euthanasie ferme, réitérée, irrévocable »,
écrit-il. Voilà qui donne à réfléchir. Il faut donner du crédit à cette
expérience d’un professeur qui côtoie la mort depuis tant d’années – sans oublier
les autres malades, ceux passent la frontière suisse pour enfin s’acquitter de
leur existence en toute légalité.
Je n'envie pas ceux qui, sur ces questions, se montrent sûrs d'eux-mêmes, sûrs de leurs principes. La seule chose dont je sois certain, c’est de
souhaiter ne jamais me retrouver moi-même dans la situation où, pour
quelqu’un d’autre ou pour moi-même, je devrais être amené à faire un choix.
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