En ce vendredi du mois d’avril, je suis pour
quelques jours à Istanbul, avant de partir randonner en Asie mineure. C’est l’occasion
de revoir quelques amis et de prendre la température dans cette mégalopole
délirante (17 millions d’habitants et toujours aucun plan d’urbanisme) où je
reviens tous les deux ans.
Mes amis sont, pour la plupart,
francophones. Ils ont fait leurs études dans les lycées privés d’Istanbul où l’on
apprend le français dès le 6e ; et l’on ne plaisante pas avec
la discipline : interdiction de s’exprimer en turc pendant les heures de
classe, apprentissage par cœur de chansons, de poèmes, de textes littéraires ;
en bref, ils connaissent mieux le folklore français que moi-même, qui ait suivi
tout mon cursus en France.
Certains d’entre eux sont ensuite venus
étudier à Paris, ou à Marseille, ont obtenu leurs diplômes dans des universités
françaises, puis sont revenus travailler et vivre en Turquie. Impossible
maintenant de rendre visite au pays qui les a formés : on ne délivre les
visas qu’au compte-gouttes. Peur de voir revenir ces jeunes dans notre pays
rongé par la peur du chômage ?
Ce qui me frappe, c’est que malgré cette
ingratitude pathétique de la République envers les plus brillants représentants
du rayonnement culturel à la française, l’idée de la France leur dise toujours
quelque chose. Pas parce qu’on y mange bien ou qu’ils y ont passé de belles
années d’étudiants à hanter les crêperies du Quartier Latin. Non : parce
que pour eux, la France signifie encore quelque chose.
Pour quelques pays qui se sont laissé
enjôler par le mirage français, notre pays évoque toujours les valeurs
universelles héritées des Lumières : tolérance, égalité, promotion du
mérite individuel. Des valeurs que nous avons exportées, de manière parfois
fallacieuse, et qui continuent à faire
rêver quelques égarés admirateurs de Voltaire et de Montesquieu.
Très évidemment, la France a perdu de sa
vocation missionnaire, et ce n’est pas forcément pour le pire : trois
continents nous remercient de les avoir finalement laissés en paix. Mais au
passage, les valeurs universelles ont un peu souffert. La France s’entête à
devenir un pays de ploucs vieillissants, terrorisés par l’avenir, et persuadés
que toute valeur transcendante (religieuse ou pas) entraîne infailliblement
dans son sillage une série de calamités.
Pour peu qu’une institution s’attelle à
redonner un peu de lustre à cette vocation pionnière, tout le monde fustige son
idéologie désuète ou ses intentions cachées : l’armée s’engage dans des
opérations de police en Afrique contre des bandits de grand chemin ? C’est
qu’elle est islamophobe ! l’Ecole tente de faire valoir les principes
fondamentaux de la citoyenneté ? Elle bride les consciences et les
cultures des élèves !
Cette France ne fait pas rêver grand-monde.
À vrai dire, elle a peur, et surtout, elle déçoit. Comment expliquer à mes amis
turcs, en confrontation quotidienne avec la stupidité des injonctions
islamistes du parti au pouvoir, que le port du voile à l’université est une
liberté fondamentale ? que la laïcité, au lieu d’être un gage de progrès
et de neutralité, se veut de plus en plus « inclusive » ?
Quand je m’effare de l’effondrement du pacte
républicain, qui m’affecte moi tous les jours, je pense aussi à ceux qui ont
parié sur la France parce qu’elle représentait un idéal. Et il me semble que
nous avons une responsabilité vis-à-vis de ces gens-là.
Je pense au passage au livre de Bernard
Maris qui va sortir ces jours-ci, et dont Marianne
a donné des extraits dans son édition de la semaine dernière[1]. L’économiste
assassiné le 7 janvier (et qui n’a pu terminer son ouvrage) y dénonce la
morosité continue de nos concitoyens et appelle à croire encore en une
République que tous, journalistes, politologues, et in fine électeurs, veulent voir morte et enterrée : « Car
voici le paradoxe des paradoxes : cette France de la diversité rêve,
depuis fort longtemps, au moins depuis les Lumières, d’un homme universel, d’un
homme unique. La nation la moins homogène a dû penser le plus impensable, l’homme
qui naît libre et égal. Immensément fière de sa découverte, elle a tenté de l’imposer
au monde, à tout le moins à l’Europe. Sans succès. » Il n’est peut-être
pas trop tard…
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