Dans
la pièce d’Albert Camus Les Justes,
le jeune anarchiste russe Kaliayev est recruté par une organisation terroriste
pour tuer le grand-duc Serge, exécré par le peuple. Il ne doute pas un instant
de la noblesse de sa mission. Le grand-duc représente le pouvoir tsariste,
source de tous les maux du prolétariat russe. C’est un homme brutal, l’artisan
de la répression qui s’abat sur son mouvement. Il le tuera sans états d’âme.
Sa
première tentative échoue. Kaliayev est incapable de lancer la bombe sur la
voiture qui transporte le grand-duc, car celui-ci est accompagné par deux
enfants. Mais il revient le lendemain, et cette fois, y parvient.
À
l’acte IV il est en prison. La grande-duchesse Elisabeth[1],
veuve de sa victime, lui rend visite : elle veut parler au meurtrier, seul
capable, selon elle, d’entendre et de partager sa douleur.
Ivan Kalyaev
S’entame
un dialogue de sourds où le postulat de la grande-duchesse – Kaliayev a commis
un assassinat – est battu en brèche par le silence du jeune homme. Entamer la
conversation, c’est déjà reconnaître qu’il a eu tort. Elle tente de l’attendrir :
LA
GRANDE-DUCHESSE : À qui parler du crime, sinon au meurtrier ?
KALIAYEV :
Quel crime ? Je ne me souviens que d’un acte de justice.
L’attitude
de Kaliayev est représentative de la posture du terroriste qui s’engage dans
une lutte totale, au prix de sa propre vie. L’acte qu’il a perpétré prend pour
lui une signification particulière : il n’a pas éliminé un individu. Il a
tué une idée pour la remplacer par une autre. La grande-duchesse n’a pas cette
clef de lecture et ne voit que le sang répandu.
Plus
exactement, elle comprend la démarche de Kaliayev et tente de l’amener à
prendre conscience que derrière le symbole, il y avait un homme :
LA
GRANDE-DUCHESSE : C’est vrai. On t’a emmené tout de suite. Il paraît que tu
faisais des discours au milieu des policiers. Je comprends. Cela devait
t’aider. Moi, je suis arrivée quelques secondes après. J’ai vu. J’ai mis sur
une civière tout ce que je pouvais traîner. Que de sang ! (Un temps) J’avais une robe blanche…
Eliminer
le symbole, c’est requalifier l’acte de Kaliayev en assassinat, et cela il ne
le veut à aucun prix. De même qu’il désire plus que tout être exécuté : s’il
meurt, il devient martyr. Si on lui laisse la vie sauve, il devient un simple
prisonnier de droit commun. À la brutalité aurait répondu la mansuétude – son acte,
a posteriori, n’aurait plus aucun sens. La grande-duchesse le comprend et lui
promet de demander sa grâce ; non par compassion, mais par férocité.
LA
GRANDE-DUCHESSE, se redressant :
Je vais vous laisser. Mais je suis venue ici pour ramener à Dieu, je le sais
maintenant. Vous voulez vous juger et vous sauver seul. Vous ne le pouvez pas.
Dieu le pourra, si vous vivez. Je demanderai votre grâce.
KALIAYEV :
Je vous en supplie, ne le faites pas. Laissez-moi mourir, ou je vous haïrai
mortellement.
LA
GRANDE-DUCHESSE, sur la porte : Je
demanderai votre grâce, aux hommes et à Dieu.[2]
À
travers cet échange, par ailleurs assez mélodramatique, Camus a cerné un enjeu
crucial de la violence politique. En effet, nous ne voyons pas tous du même œil
un acte terroriste. Pour la majorité d’entre nous, les victimes des attentats
des 7, 8 et 9 janvier étaient des êtres humains, semblables à nous, pour
certains familiers ; et nous pensons (ou la presse pense pour nous) à
leurs familles, à leurs compagnes, à leurs enfants.
Pour
les djihadistes, et ceux qui les admirent, ils n’ont pas tué des hommes. Ils
ont tué des symboles. Les symboles, comme le dit Kaliayev, « de la suprême
injustice ». À ceci près que Kaliayev, en s’attaquant au grand-duc, touche
un personnage-clef du pouvoir impérial. Les frères Kouachi ont tué des gens qui
ne représentaient rien, sinon eux-mêmes. Ils les ont tués parce qu’ils étaient
français (et même pas tous, sordide ironie du sort), et que ce symbole-là leur
suffisait.
Leurs
admirateurs raisonnent de la même façon, et crient sur les toits leur fierté :
on les trouve inhumains ; mais pour eux il n’est pas question d’hommes !
Ils ont commis, eux aussi, un acte de justice. Signalons au passage que
certains sectateurs de l’extrême-gauche qui se félicitent que les dessinateurs
de Charlie Hebdo aient payé pour leurs discours islamophobes (je cite) oublient
aussi que derrière les concepts fumeux, il y a des hommes.
Cette
requalification de la violence fait partie du processus qui la rend possible.
Aucun terroriste ne passerait à l’action s’il ne sentait que son acte ne
participe d’un dessein plus haut. De même qu’un Etat qui en attaque un autre,
parce qu’on lui suppose des intentions, ou des armes, ou Dieu sait quoi, n’agresse
personne ; il entre dans une « guerre préventive. » Le résultat
est identique, le nom, seul, diffère.
Mais
qui donne aux agresseurs le droit de rebaptiser leur acte, sinon eux-mêmes ?
Quelle instance suprême distribue les étiquettes : violence intolérable,
agression, attentat, acte de justice ? Quelle cause justifie – dans un
sens religieux : l’agresseur se sent justifié devant l’idée divine qu’il
défend – qu’on déshumanise son prochain ?
N’en
déplaise aux fanatiques de tout poil : aucune.
[1]
Elisabeth Fiodorovna Romanova, veuve du grand-duc Serge, frère du tsar
Alexandre II. Camus s’est inspiré d’un épisode réel de la Révolution de 1905
pour écrire sa pièce. Elisabeth Fiodorovna, devenue religieuse après l’assassinat
de son mari, fut elle-même assassinée en 1918 avec d’autres membres de la
famille impériale.
[2]
Le contenu de la conversation entre Elisabeth Fiodorovna et Ivan Kaliayev est
attesté. Extrait du récit de l’historien
Edvard Radzinsky ; « "Elizabeth spent all the days before the
burial in ceaseless prayer. On her husband's tombstone she wrote: 'Father,
release them, they know not what they do.' She understood the words of the
Gospels heart and soul, and on the eve of the funeral she demanded to be taken
to the prison where Kalyayev was being held. Brought into his cell, she asked,
'Why did you kill my husband?' 'I killed Sergei Alexandrovich because he was a
weapon of tyranny. I was taking revenge for the people.' 'Do not listen to your
pride. Repent... and I will beg the Sovereign to give you your life. I will ask
him for you. I myself have already forgiven you.' On the eve of revolution, she
had already found a way out; forgiveness! Forgive through the impossible pain
and blood -- and thereby stop it then, at the beginning, this bloody wheel. By
her example, poor Ella appealed to society, calling upon the people to live in
Christian faith. 'No!" replied Kalyayev. 'I do not repent. I must die for
my deed and I will... My death will be more useful to my cause than Sergei
Alexandrovich's death.' Kalyayev was sentenced to death. 'I am pleased with
your sentence,' he told the judges. 'I hope that you will carry it out just as
openly and publicly as I carried out the sentence of the Socialist
Revolutionary Party. Learn to look the advancing revolution right in the face.”
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