dimanche 15 février 2015

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Qu’est-ce que le vivre ensemble ? - Episode 1

 Épisode 1. Le "péril" de l'uniformisation culturelle

Affiche du Conseil Économique, Social et Environnemental, 2014
Comme moi, vous avez sans doute remarqué comment depuis quelques années l’idée du « vivre ensemble » s’est immiscée au cœur des débats politiques et sociaux. Il semblerait, si l'on en croit les chroniqueurs, débatteurs, sociologues du moment, que la République française n'a d'autre objet que de permettre à tout un chacun de vivre ensemble avec (ou malgré, selon l'humeur) ses différences. Vivre ensemble... Voilà une jolie expression avec plein de jolis mots dedans, qui semble inattaquable. Mais regardons-y de plus près.

Chacun, en fonction de ses valeurs, de ses croyances, voudrait une société qui lui ressemble, qui reflète son identité culturelle. Par exemple, les intégristes catholiques veulent une France où la famille traditionnelle (qui a dit « naturelle » ?) reste le cœur de la société. Voyez la Manif' pour tous. Des intégristes musulmans veulent, pour leurs femmes, la liberté de se nier elles-mêmes en tant que personnes humaines en se voilant des pieds à la tête (voyez Tariq et Hani Ramadan). Beaucoup plus nombreux que les précédents, des réactionnaires de tous poils s’attachent à une identité historique fantasmée qui n’a jamais existé (voyez Finkielkraut ou Zemmour). Et j’en passe, car des groupes revendicateurs, il y en a pléthore.

A l’époque de la Révolution française, il y avait un mot pour les désigner. Non pas des tendances. Une tendance, c’est un mouvement incontrôlé qui nous meut malgré nous. Exemple : « j’ai tendance à m’énerver beaucoup en ce moment quand j'entends parler Eric Zemmour… » Mais ces intégrismes ne sont pas des tendances. Ce sont plutôt ce qu’on appelle des factions, c’est-à-dire des groupes d’intérêts qui cherchent à transformer la société à leur image.

Une des citations historiques les plus poignantes que je connaisse est la première phrase du dernier discours de Saint-Just, celui du 9 Thermidor, la seule qu’il ait pu prononcer, avant de laisser la place à Robespierre et d’être arrêté avec lui (il avait alors vingt-six ans).

Saint-Just par Prud'hon
 « Je ne suis d'aucune faction; je les combattrai toutes. Elles ne s'éteindront jamais que par les institutions qui produiront les garanties, qui poseront la borne de l'autorité et feront plonger sans retour l'orgueil humain sous le joug de la liberté publique. »

Un peu plus tard dans le discours :

« les factions sont le poison le plus terrible de l’ordre social ; (…) C’est pourquoi le vœu le plus tendre pour sa patrie que puisse faire un bon citoyen, le bienfait le plus doux qui puisse descendre de mains de la Providence sur un peuple libre, le fruit le plus précieux que puisse recueilli une nation généreuse de sa vertu, c’est la ruine, c’est la chute des factions. »

L’idée de Saint-Just était la suivante. Ce n’est pas en tenant compte des différences et en respectant les particularités de chacun que l’on pourra fonder une République. Car prendre en compte les différences, c’est additionner les intérêts particuliers, c’est faire une société composée de plusieurs communautés les unes à côté des autres, qui se côtoient le plus pacifiquement possible mais qui ne partagent rien sinon un relatif sentiment de sécurité. Vivre ensemble à partir de nos différences, cela s’appelle le communautarisme.

 Mais ce que voulaient les révolutionnaires, ce n’est pas un assemblage hétéroclite de communautés : c’est une République. La différence est abyssale. Quand Saint-Just souhaite la ruine des factions, il souhaite deux choses en même temps. A court terme, la défaite de ses adversaires politiques – Billaud Varenne et Collot d’Herbois en tête (si j’ose dire). Mais aussi, et parce qu'il est un authentique utopiste, Saint-Just aspire à l’unité nationale dans la disparition des différences pour construire une société fondée, non plus sur les intérêts particuliers, mais l’intérêt général.

Plus précisément, il s’agit d’étouffer les différences, de les empêcher de monopoliser l’expression politique, d'interdire les revendications particulières, régionalistes, culturalistes, religieuses, de manière à faire ressortir l'aspiration commune à la liberté et à créer un sentiment, d’abord artificiel, d’unité. Jusqu’à ce que ce sentiment devienne bien réel dans l’esprit de tous les citoyens. C’est exactement ce qu’on entend par l’idée d’ÉGALITÉ.

Ainsi, on a imposé l’enseignement du français sur les langues locales. On a imposé une uniformisation du territoire grâce à la centralisation (pour éviter le règne de seigneurs ou barons locaux. Remarquez comment, grâce à la décentralisation, on y revient...). On a imposé la laïcité, qui boute le religieux hors de la sphère publique. On a imposé les mêmes droits et les mêmes devoirs pour tous les citoyens. On a ainsi créé de toutes pièces une unité tangible, qui se définit par des caractéristiques concrètes: Celle du citoyen. Si les révolutionnaires s’étaient attachés au « vivre ensemble », à l’exaltation de la diversité culturelle, qui sait si la France, sous les pressions de l’Angleterre, la Prusse et l’Autriche, existerait encore aujourd’hui.

Mais gardons-nous de sombrer dans l’uchronie.

Disons simplement que l’idéal républicain d’un Saint-Just, d’un Robespierre, celui de la Constitution de l’An I, est celui d’une République une et indivisible, c’est-à-dire qui repose sur ce qui est commun à tous les hommes – ce qu’on appelle « universel » - et non sur ce qui les distingue. Or je comprends l’expression « vivre ensemble » comme le contraire de cette volonté d’unité républicaine, où il s’agit, en mettant sur pied un nouveau système politique, d’inventer une universalité, une unité politique qui est bien éloignée de l’uniformisation culturelle dont on parlait plus haut.



On a l’impression que la France aujourd’hui est plus multiculturelle qu’avant. N’est-ce pas une illusion d’optique ? Il faut se rappeler les difficultés pour faire en sorte que bretons, provençaux, basques, catholiques et protestants, se sentent citoyens d’une même République. Aujourd’hui le multiculturalisme a un autre visage, mais le problème est inchangé. Il faut se défendre de l’idée que le respect des diversités culturelles puisse être le ciment de notre société. Les cultures sont faites pour se brasser, pour évoluer, pour se fondre les unes dans les autres de manière à inventer la culture de l’âge à venir. Au fond, le respect des cultures est un faux problème. Et, par conséquent, le vivre ensemble également. Ce qui importe vraiment, c'est la volonté d'instaurer l'égalité et de ne pas servir d'autres maîtres que nous-mêmes.

Le mot de la fin revient aux Inconnus : « C’est pas parce qu’on est différent qu’on est plus intelligent ».


Julian Melmoth

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