vendredi 15 mai 2015

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Liberté, égalité, Philippe Val




Par Julian Melmoth

Mon histoire avec Philippe Val
Je dois d’abord confesser une admiration que j’ai eue, à la fin de mon adolescence, pour Philippe Val. J’ai commencé à acheter Charlie Hebdo en 1995, au moment où Lionel Jospin était catapulté candidat à la présidentielle face aux frères ennemis Chirac et Balladur. J’avais 15 ans. Depuis, chaque semaine, j’ai attendu le mercredi matin avec impatience. Je savourais les colonnes de Cavanna, de Charb, les dessins de Cabu, Tignous, leur humour noir et libertaire. Et, surtout, je dévorais les éditos de Philippe Val. J’y découvrais une intelligence malicieuse et profondément de gauche. Il m’interpelait, je le relisais, j’y repensais plusieurs jours après. Je l’écoutais sur France Inter. En 2007 encore, j’offrais autour de moi son Traité de savoir survivre par temps obscurs.

 
Pourtant, depuis 2005 et sa défense du « oui » au référendum européen, il faut reconnaître que quelque chose s’était irrémédiablement cassé. Il avait changé. Son départ de Charlie puis ses mésaventures à la direction d’Inter ont achevé de me rendre le personnage et sa pensée beaucoup moins attachants. Avec le temps, on n’aime plus. Et puis, politiquement, j’étais allé voir ailleurs.
Ces derniers temps, les quelques fois où je l’entendais parler, à défendre à tout crin le « libéralisme » et la social-démocratie comme valeurs indépassables, j’avais l’impression que c’était un étranger qui parlait. Le divorce s’était fait lentement, mais sûrement. Malgré tout, et peut-être par fidélité à toutes ces années où, tous les mercredi matin, je le lisais avec passion, j’ai acheté son dernier livre, paru ces derniers jours : Malaise dans l’inculture.

C’est la faute à Voltaire
A plusieurs reprises dans cet ouvrage, notre auteur invoque l’importance du débat et du libre jeu des opinions contradictoires comme conditions nécessaires à la vitalité démocratique. Prenons-le au mot : débattons.
Et commençons par ce qu’il considère comme l’origine du mal : ni plus ni moins que Jean-Jacques Rousseau. Excusez du peu. Le philosophe est constamment cité, convoqué, jusqu’à la fin du livre. Le problème est que, plus il les cite, plus Philippe Val montre qu’il n’a rien compris, ni au Discours sur l’origine de l’inégalité, ni au Contrat social. Il reste collé à la lecture moqueuse qu’en fit Voltaire (voir par exemple p. 74-75), lequel, plutôt que de répondre sur le fond à Rousseau, chercha à le décrédibiliser en instituant, avec toute la mauvaise foi dont il était capable (c’est dire !) l’idée reçue de « bon sauvage » corrompu par la société. Mais quiconque a lu une ligne de Rousseau sait très bien qu’il n’a jamais parlé de bon sauvage ni même souhaité un seul instant un retour à l’état de nature.
Mais la technique du « je-cite-seulement-ce-qui-va-dans-mon-sens » est éprouvée. Philippe Val, soumis aux clichés initiés par Voltaire, reproche à Rousseau de ne pas aimer les libertés individuelles, de préférer la nature à la société, et de penser la société par une dictature dont le but est d’étouffer la liberté.

Val : « la vie et la pensée de Rousseau sont un programme. C’est l’empreinte génétique d’une pensée sociale qui sera toujours l’ennemi juré d’une autre famille progressiste, celle qui défend les libertés individuelles » (p. 72).

Rousseau : « Quoiqu’il se prive dans cet état [civil] de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.
Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer ; ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède » (Contrat social, I, 8).

Dans ces quelques lignes apparait tout ce que Philippe Val refuse de voir chez Rousseau. Alors que ce dernier a pourtant forgé les idées et les valeurs qui sont si chères à l’ancien directeur de France Inter : L’idée de progrès humain, l’attachement à la raison (c’est ce qui fait que Rousseau est un authentique philosophe des Lumières, ce que Val avoue ne pas comprendre…), et le souci constant de la liberté de chacun. Mais, à la suite de Voltaire, Philippe Val confond la critique de la société injuste (les « abus de cette nouvelle condition ») avec la société que Rousseau appelait de ses vœux, celle qui respecte toutes les libertés individuelles et permet à l’homme de s’élever par la raison – au passage, c’est exactement ce que Philippe Val appelle l’Etat de droit...
Le Citoyen de Genève. Gravure de Charon d'après Bouchot
Instituer l’Etat de droit, seul système politique qui, à ses yeux, respecte vraiment les libertés individuelles, c’est d’ailleurs le sens de l’idée même de contrat social ! Grâce à celui-ci, écrit Rousseau,  « chacun se soumettant à tous, ne se soumet à personne, et reste aussi libre qu’auparavant ». L’égalité n’est que la condition nécessaire du respect des libertés. Rousseau les lie intimement quand Val les oppose. L’ironie de l’histoire, c’est que la liberté individuelle est justement ce que Val reproche au citoyen de Genève de sacrifier. Mais l’ami de Diderot et de d’Alembert le disait lui-même : « Je ne sais pas l’art d’être clair pour qui ne veut pas être attentif » (c’est la première phrase du livre III…).

Le côté obscur de la sociologie
Le deuxième point qui est vraiment problématique dans cet essai est son manichéisme. Il y a d’un côté les forces du Bien : ceux qui défendent les libertés individuelles. De l’autre, le Mal Absolu : ceux qui cherchent à écraser les libertés individuelles. L’origine du Mal ? Rousseau, Bourdieu, Foucault, Edgar Morin ; en un mot : ce que Philippe Val appelle le sociologisme. Pour quelqu’un qui aime la culture et le raffinement de la pensée, il n’y a pas à dire, c’est quand même terriblement simpliste. On se croirait dans le dernier livre de Michel Onfray.
Ce que fait le sociologisme, c’est réduire les événements qui secouent la société en des rapports d’affrontement entre dominants et dominés. Puis de tout caricaturer : la violence des dominants est toujours révoltante, la violence des dominés est toujours justifiée. Pour une fois, Laurent Joffrin résume bien l’argument, dans le Libé du 17 avril – plus clairement que Val ne le fait dans son livre d’ailleurs…

Le sociologisme ? C’est cette idée très ancienne - elle date au moins de Marx - selon laquelle le comportement des hommes ne dérive pas de leur simple volonté, mais des conditions sociales et économiques dans lesquelles ils évoluent, qui forment des structures inconscientes et façonnent leur conception de la vie et leur action dans la société. On en connaît les dérives : le déterminisme qui nie l’autonomie des individus, leur capacité à agir librement pour maîtriser leur destin ; l’irénisme qui tend à excuser toute faute ou tout crime individuel pour les imputer à la perversité de la division de la société en classes ; ou encore la légitimation automatique de toute protestation, de toute action, dès lors qu’elle émane des dominés. Ou encore cette idée funeste selon laquelle le terrorisme islamiste serait, in fine, une forme de révolte sociale, ce qui revient à nier la force indépendante des dogmes religieux ou l’influence mortifère des idéologues de l’intégrisme…

Mais on peut faire plus direct encore que Laurent Joffrin. En réalité l’argument de Val se réduit à la proposition suivante : le sociologisme, en voulant défaire la domination des nantis sur le « peuple », cherche à imposer l’égalité sociale, au détriment de la liberté individuelle. Imposer l’égalité, c’est uniformiser, c’est toujours, d’une manière ou d’une autre, réprimer la liberté individuelle qui permet l’expression d’un rapport toujours singulier au monde.

Liberté, égalité, fraternité… ou la mort !

Ce que Philippe Val ne voit pas, c’est que liberté et égalité ne sont que deux facettes d’un même problème : celui de la justice sociale, c’est l’idée déterminante. Notre slogan national est la solution apportée par les Révolutionnaires au problème central de toute vie sociale : celui de la justice. Mais curieusement, l’idée de justice est la grande absente de tout l’essai. On chercherait en vain des occurrences du mot. Cette égalité comprise dans l’idée de justice sociale, Philippe Val l’appelle « l’égalité, mais pensée à partir de la revanche sociale ou politique ou culturelle. L’égalité, mais pensée par l’envieux » (p. 284).
Étonnamment, il ne rappelle jamais que la devise « liberté, égalité fraternité », nous vient de Robespierre (et oui !) et que l’idée de fraternité est celle qui permet d’harmoniser les deux premières. Une société idéale est celle où l’on parvient à trouver un équilibre entre égalité et liberté. Trop d’égalité par rapport à la liberté équivaut à de la répression. Trop de liberté par rapport à l’égalité équivaut à de l’injustice. Comment harmoniser les deux ? Par la fraternité. Elle vient à Robespierre par Rousseau. Si Philippe Val savait que l’idée qu’il défend chèrement vient des deux figures qu’il attaque le plus violemment, il trouverait là un minimum de cohérence.
Ainsi quand il écrit que « seule la fraternité peut inventer l’égalité et la liberté, car elle seule peur réguler ces deux barbaries », il ne sait pas qu’il s’inscrit dans la ligne de ceux qui défendent la justice sociale, et qu’il vient tout juste de qualifier de barbares et d’envieux.
Mais au fond, ce mot d’ « envieux » est l’un des plus inacceptables du bouquin. Comment balayer ainsi d’un revers de bras les injustices, et la violence sociale qu’elles engendrent ? Doit-on vraiment appeler « envieux » ceux qui, comme les révolutionnaires, se sont battus contre des dominateurs sûrs de leurs privilèges, et ont imposés la notion de « citoyen » sur celle de « sujet » ? Ce qui n’est jamais dit, mais qu’on ressent de plus en plus clairement au fur et à mesure de l’essai, c’est que selon l’auteur aucune révolution, aucune lutte pour la justice sociale n’est jamais légitime. Elle n’est jamais qu’envieuse. Voici comment la justifie Val :
« Si l’on considère comme une injustice l’existence d’une personne qui réussit mieux que soi et que l’on en fait une philosophie politique, on comprend vite l’enchainement des idées qui ont conduit à l’abondance des charniers au XXe siècle » (p. 285).
De tels glissements sont indéfendables. Comment réduire les aspirations  à la justice sociale comme une jalousie envers ceux qui « ont mieux réussi » ? Parce que la réussite sociale justifierait les privilèges ? On n’est pas loin d’un droit du plus fort, et donc à la négation de l’Etat de droit qui fait figure de société idéale dans tout l’essai. Mais comment, encore une fois, accepter qu’on avilisse ainsi l’envie de justice d’un Rousseau (« Vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne »), et en faire une justification intellectuelle des charniers, c’est à la fois stupide, faux, et ignoble.

Non seulement l’immigré est pauvre, mais en plus il est envieux
Mais on comprend mieux comment Philippe Val envisage l’immigration, au détour d’une phrase, page 117 :

Tout le monde voudrait vivre comme en Europe de l’ouest, en Australie ou aux Etats-Unis. Sinon, comment expliquer l’immigration ? Et la haine que cela suscite vient du dépit de ne pas pouvoir y accéder. Ce n’est qu’un amour contrarié qui a muté en idéologie barbare. 

Dépeindre les immigrants en envieux ? Quel mépris, et surtout quelle incompréhension des phénomènes migratoires ! Comment ne pas voir que beaucoup fuient des situations intenables parce que, justement, l’injustice rend la vie inhumaine ? Que ce sont les dominants, les politiques et les militaires, ceux qui ont « réussi leur vie », qui imposent leurs lois au reste de la population et pillent les ressources de leurs pays ?
Philippe Val se fait une image bien piètre, et bien loin de toute idée de fraternité, de l’immigré. Plutôt que d’y répondre moi-même, je voudrais laisser la parole à quelqu’un qui s’est exprimé récemment, et avec quel retentissement, sur le sujet. Il s’agit de Fatou Diome dans l’émission Ce soir ou jamais. Ce qui est franchement hilarant, c’est le type en face d’elle qui ouvre de grands yeux et qui a l’air complètement dépassé par la vérité qu’on est en train de lui asséner. 



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