mercredi 17 juin 2015

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Individualisme et réussite au collège - par Marguerite Petrovna



À en croire les partisans de la réforme du collège, les élèves s’ennuient. Cet ennui se manifeste, entre autres, par une érosion du goût d’apprendre, une tendance croissante à la bordélisation et, in fine, par les résultats peu glorieux de la France aux tests Pisa et donc à un effondrement de notre modèle d’intégration par le diplôme. Logique implacable, et peut-être complètement hors de propos.

L'affirmation selon laquelle 71% des élèves du collège s'ennuieraient en classe est discutée dans cet article: Réforme du collège: au nom de quel ennui scolaire?

Certes, les élèves s’ennuient souvent, mais cela est souvent moins lié à la structure de l’enseignement qu’à la lenteur des cours ou à la morosité générée par des pertes de temps conséquentes : rappels à l’ordre constant, « rituels » censés pacifier l’atmosphère, cours dictés, et j’en passe.
Certes, ils s’ennuient : mais au fond, l’enseignement secondaire de masse est-il bien censé divertir ? Et quand bien même il le devrait, comment faire ?
Revenons aux présupposés de cette affirmation : l’élève s’ennuie donc il n’apprend pas. Voilà une vision de l’éducation où c’est l’intérêt personnel que l’enfant développe vis-à-vis de l’enseignement qui lui permet de réussir. L’écho que la discipline et le discours du professeur trouve en lui lui permettront, infailliblement, de s’approprier le savoir et les méthodes.
Ce sentiment est assez globalement partagé par les pédagogues, qui refusent – et on ne leur en tiendra pas rigueur – de penser un enseignement fondé sur l’abrutissement et la contrainte. Il est aussi diffusé très largement dans la population, avec cette idée, qui en est le corollaire, que chaque individu, quel que soit son parcours, a le droit de se sentir représenté par ce qu’il vit et ce qu’il fait.
C’est ce que François de Singly nomme le second individualisme, ou individualisme romantique. Selon ce sociologue, auteur de divers travaux sur l’évolution de la famille et du sentiment individuel, notre rapport à l’individu est défini par deux phases et deux théories distinctes. Jusqu’aux années 1960 (en dessinant à très gros traits), l’individualisme est essentiellement abstrait et civique. C’est l’individu qui fonde le corps social, et non plus la famille ou la communauté religieuse, ce qui se manifeste à travers le suffrage universel et la capacité accordée à chacun de s’exprimer librement. L’individu a donc, en théorie, tous les droits, c’est-à-dire les plus importants : ne pas être inquiété dans sa personne et dans ses biens, choisir ses représentants, participer à la vie civique et politique.
Bien évidemment, ce visage de l’individualisme gomme toutes les aspérités de la personnalité individuelle. Si on ne considère l’individu que comme un citoyen, on se moque bien de savoir s’il est croyant ou incroyant, Breton ou Alsacien, fan de cuisine ou de trek alpin. Ces particularismes sont renvoyés à la sphère privée et, vu le poids des communautarismes culturels, il est peu probable que notre ami l’individu ait une possibilité quelconque de décider ce qu’il pense ou ce qu’il aime.
Cette version de l’individualisme est très belle, mais elle est un peu sèche, et il n’est pas surprenant qu’au fil des temps quelques revendications se soient élevées pour accorder un peu place au sentiment personnel et à l’originalité.
Car oui, quid de l’originalité dans tout ça ?



Pas de place pour la coquine, jusqu’à ce qu’un subtil renversement de mentalités, qui a traversé toute la seconde moitié du vingtième siècle, nous fasse peu à peu considérer la valeur intrinsèque d’un individu, ses passions, sa créativité, sa génialité au fond, comme la vraie mesure de sa capacité à exister en société.
Dans ce second individualisme, on prend en compte le vrai Moi ou ce qui se présente comme tel. Le clampin de base, loin d’être un simple citoyen et contribuable, orienté dans sa vie personnelle par ses appartenances communautaires, passe sa vie à se chercher : que ressent-il, que veut-il, qu’aime-t-il ? Cette nouvelle doctrine part du principe que tout individu a quelque chose de très spécifique à affirmer face au monde. Il peut donc consacrer sa vie à expérimenter. Je ne sais pas s’il est un film d’ados ou de jeunes adultes en provenance des Etats-Unis qui échappe à ce topos.



Ce dernier individualisme est en soi sans doute plus intéressant que le premier, mais il ne faut pas oublier, nous rappelle François de Singly, qu’il est aussi un miroir aux alouettes. Non, tout le monde n’a pas quelque chose de profondément original à vivre et à clamer. Le conformisme, le besoin du groupe, font partie de la nature humaine. Et l’injonction à vivre un grand idéal peut se révéler angoissante pour bien des êtres qui n’ont pas la certitude, au fond, que leur destin est si brillamment tracé. D’où le besoin constant d’approbation sociale que manifeste l’usage des réseaux sociaux, éternelle vitrine de trajectoires individuelles qui se veulent surprenantes, glorieuses et irréductiblement originales. (Quand bien même leur mise en série est assez consternante.)
Les deux individualismes ont droit de cité, et peuvent se compléter de façon harmonieuse – à condition, toutefois, qu’on prenne en compte la spécificité des espaces où ils s’expriment. S’il est pertinent de vivre l’individualisme deuxième version dans sa famille, dans son groupe d’amis, dans son cours de théâtre et en vacances, est-il très malin de l’injecter dans la sphère proprement civique, et, entre autres, dans notre système d’éducation égalitariste ?
Notre école, en effet, est fondée sur de très beaux principes : l’éducation permettant la réussite sociale (magnifique axiome dont on vérifie chaque jour de mieux en mieux la fiabilité), il faut donner la même éducation à tous. Ainsi tout le monde deviendra cadre et épanoui.



Mais donner la même éducation à tous, en ignorant les particularismes des uns et des autres, cela se rapporte tout de même au premier individualisme, très Troisième République. Les vieux profs et les réacs comme moi s’en tiennent assez strictement à ces principes, qui les arrangent bien, car au fond ils s’intéressent plus à leur matière et à la République qu’à la passion de la petite Léa pour la GRS.
Nous voici donc confrontés à un paradoxe : d’un côté il nous faut donner une éducation égale à tous, permettant d’acquérir une culture de base et de se préparer à des diplômes et concours sélectifs, de l’autre il faut prendre en compte la personnalité de l’élève, sans quoi, le pauvre chaton, il va s’ennuyer et il ratera son bac. (Parce que la philo, vous comprenez, ça n’est pas intéressant.)
En tant qu’enseignante, j’ai bien souvent essayé d’intéresser les élèves, voire de les amuser, ce qui est une tentative démago pour essayer d’avoir la paix et, au passage, d’obtenir des retours un tout petit plus positifs que d’ordinaire sur son travail. Eh bien, scoop : ça marche rarement. Déjà parce que ce qui intéresse le prof est rarement ce qui intéresse l’élève : étonnant, non ? Ils viennent de deux mondes différents, qui ont parfois, un peu de mal à se comprendre. Deuxièmement, parce qu’en une heure de temps, avec trente-cinq jeunots dans ma classe, j’avais quelques difficultés à cerner la personnalité propre de Jules et de Leila, et donc à adapter mon propos, mes exercices, ma progression, à leurs goûts et à leur envie d’action. 

En fin de compte, j’en suis arrivée à cette conclusion : Jules et Leila n’avaient peut-être pas tant envie que ça que je prenne en compte leur personnalité, tout simplement parce que ça n’apportait rien à l’affaire et que, malheureusement, cela nous conduisait à tourner en rond. À force de jouer les dessalés et à venir sur le terrain des élèves, on a un peu de mal à les en sortir. Et puis, cette petite interrogation : être citoyen, c’est un peu sec, mais parfois c’est utile. Mettre de côté ses lubies et son identité personnelle (si tant est qu’on en ait une), de temps à autre, c’est bien. Ça n’est pas une agression, ni pour eux, ni pour moi (qui ne me comporte pas en classe comme je le fais sur les réseaux sociaux ni avec mes amis). Et non, se soumettre à une norme universelle, et s’ennuyer un peu au passage, ça n’est au fond pas si grave.

En contrepoint, un article du sociologue Pierre Dubet qui nous explique, sur un ton incantatoire, qu'on va faire des citoyens en intégrant tout le monde au collège et en prêchant la gentillesse comme valeur scolaire: L'école pourrait fabriquer des citoyens épanouis

2 commentaires:

  1. Très bel article, sauf une nuance que je ne partage pas :
    " mais au fond, l’enseignement secondaire de masse est-il bien censé divertir ?"
    Il me semble que le non-ennui n'est pas le divertissement. Pour ma part je ne m'ennuyais pas à l'école et pourtant je ne me divertissait pas. Au contraire. Un travail peut être intéressant et non-ennuyeux sans être divertissant.

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  2. Apparemment, il faudrait ne plus faire penser les élèves, prendre du recul, mais les laisser exprimer directement leur "ressenti". Rien ne semble plus incompréhensible et incongru à mes élèves que Pascal ("le moi est haïssable")

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