lundi 20 avril 2015

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L’être humain est-il naturellement de droite ?

Par Julian Melmoth

Dans le numéro Charlie Hebdo du 15 avril, Riss (blessé lors de la tuerie du 7 janvier), le nouveau directeur de l’hebdomadaire satirique, revient sur deux étonnements qui ont traversé les réseaux sociaux ces derniers temps. Le premier, c'est celui qu'on n'a pas manqué de ressentir devant les millions de manifestants au lendemain des massacres de Charlie. Le second, moins émerveillé, est celui qui apparaît devant les millions d'indifférents au lendemain des massacres au Kenya il y a quinze jours. Comment, se demande Riss, expliquer l’écart choquant entre la marée d’émotions et d’indignations après le 7 janvier, et le silence indifférent des médias et de la population après le massacre de cent quarante-huit étudiants de l’université de Garissa, au Kenya, le 2 avril dernier ?

Voici ce qu’il écrit :

Une telle différence de traitement met mal à l’aise, surtout quand on est membre de Charlie Hebdo. Comme souvent, 10 000 morts à l’autre bout du monde n’ont pas la même valeur médiatique qu’une grand-mère écrasée par un camion en bas de chez vous. L’émotion a du mal à voir à voir au-delà du bout de votre rue.

Ce que dit Riss paraît tout à fait sensé. Il semble effectivement tout à fait naturel que les événements qui surviennent près de chez nous, nous touchent plus directement que ceux qui ont lieu dans des endroits dont nous n’avons jamais entendu parler (qui connaissait l’université de Garissa ?). Et, qui plus est, ne taxerions-nous pas de l’indifférence la plus inhumaine celui qui, apprenant que ses voisins – ceux-là même qui lui rendaient si souvent service en nourrissant ses plantes ou en arrosant son chat – viennent de se faire sauvagement agresser par des cambrioleurs qui ne rechignent pas à torturer un peu pour savoir où sont cachés les bijoux de famille, se contenterait de lever un sourcil curieux accompagné d’un « mon dieu, c’est affreux » laconique avant de retourner, l’esprit peu troublé, aux résultats footballistiques de ligue 2 du week-end dernier ?

En y repensant, il semble qu’il n’y ait rien que de très naturel à cette sélection des événements qui nous touchent, puisque ce qui se passe près de chez nous influe directement sur notre sentiment de sécurité. Mais ce qui est naturel est-il la meilleure chose à faire ? Rien n’est moins sûr. Écoutons par exemple ce que dit Gilles Deleuze dans son fameux Abécédaire sur le sens de la distinction entre être de gauche et être de droite.

« Ne pas être de gauche, c’est (…) partir de soi : la rue où on est, la ville, le pays, les autres pays, de plus en plus loin. On commence par soi. (..) Être de gauche c’est savoir que les problèmes du tiers-monde sont plus proches de nous que les problèmes de notre quartier. C’est un problème de perception, ce n’est pas un problème de belle âme. »


Difficile de ne pas voir la filiation entre les propos de Riss sus-cités et la définition de Deleuze. Le philosophe, avec les mots les plus simples, opère là encore une distinction capitale. Être de gauche, cela n’a rien à voir avec une quelconque générosité ou une quelconque moralité mal placée. Dire cela d'elle est sans doute le meilleur moyen de la discréditer. Etre de gauche a tout à voir, au contraire, avec ce que Deleuze appelle un "problème de perception" : ne pas se laisser avoir par l’illusion d’optique qui me fait croire que ce qui me touche le plus est ce qui importe le plus. ce qui m'émeut le plus n'est pas ce qui me concerne le plus.

Pourquoi Riss est-il vraiment de gauche ? Parce que, sans peut-être le savoir lui-même, il démontre à son lecteur qu’il a parfaitement compris que les problèmes de l’autre du bout du monde sont plus importants, plus graves, et plus décisif pour lui, que ceux qui l’ont touchés directement, dans son corps et dans sa chair, et qui l'ont laissé plusieurs semaine dans un lit d'hôpital, avec des images d'horreurs dans la tête. Plus graves que les cauchemars qu’il avoue faire encore depuis ce mercredi de janvier.

Vous allez me dire :
« - Mais ça n’est plus ça, aujourd’hui, être de gauche. Et puis faire de la conscience morale l'apanage de la gauche, c'est un peu grossier quand même.
- Peut-être bien, mais dans ce cas ça voudrait dire quoi, être de gauche, pour vous ?
- Euh, ben, c’est voter socialiste, ou être contre l’ultralibéralisme, être pour une certaine redistribution des richesses, quelque chose comme ça. Mais de toutes façons, cette distinction n'a plus beaucoup de sens aujourd'hui.
- Oulà ! Déjà, être contre l’ultralibéralisme, plein de gens à droite, et aussi à l’extrême droite, le sont déjà. Et des gens pas forcément recommandables : Le Pen, Dupont-Aignan... Quant aux socialistes, qui assument depuis longtemps déjà servir corps et âme l’économie de marché, on ne sait plus vraiment de quel bord politique ils sont. Et ceux qui ont théorisé la redistribution des richesses, par exemple John Keynes ou John Rawls, n'étaient pas de dangereux révolutionnaires. A l’évidence, quelques politiciens de droite, par exemple certains maires, doivent avoir une conscience sociale bien plus développée que d'autres salopards qui sont depuis des décennies au PS.  Enfin, si la confusion ambiante nous fait perdre de vue le sens de cette distinction entre gauche et droite, cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a aucune différence réelle ! Cela veut simplement dire que la vraie gauche s’est réduite comme peau de chagrin. »

Que faut-il retenir de tout cela ? C'est simple. Que l’homme est naturellement de droite. Entendez par là qu’il pense d’abord à ce qui le menace le plus directement. C’est une réaction émotionnelle, instinctive, animale. Etre de gauche (non pas au sens que le PS donne aujourd’hui à ce mot ; non, être vraiment de gauche), c’est : dépasser cette réaction animale et faire d’abord appel à sa raison pour comprendre, comme Riss, que les problèmes de l’autre bout du monde sont bien plus préoccupants que ceux de mon quartier et de mon pays.

L’homme est naturellement de droite. Etre de gauche, c’est faire violence à sa propre nature. La majorité des français sont bien loin d’y parvenir. Laissons Riss conclure, qui sait de quoi il parle :

« Tous les coups de feu font le même bruit, qu’ils claquent dans le centre de Paris ou dans une université au Kenya. »

Le Charlie du 15 avril 2015

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