mardi 28 avril 2015

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Oui, la République française veut encore dire quelque chose



En ce vendredi du mois d’avril, je suis pour quelques jours à Istanbul, avant de partir randonner en Asie mineure. C’est l’occasion de revoir quelques amis et de prendre la température dans cette mégalopole délirante (17 millions d’habitants et toujours aucun plan d’urbanisme) où je reviens tous les deux ans.
Mes amis sont, pour la plupart, francophones. Ils ont fait leurs études dans les lycées privés d’Istanbul où l’on apprend le français dès le 6; et l’on ne plaisante pas avec la discipline : interdiction de s’exprimer en turc pendant les heures de classe, apprentissage par cœur de chansons, de poèmes, de textes littéraires ; en bref, ils connaissent mieux le folklore français que moi-même, qui ait suivi tout mon cursus en France.
Certains d’entre eux sont ensuite venus étudier à Paris, ou à Marseille, ont obtenu leurs diplômes dans des universités françaises, puis sont revenus travailler et vivre en Turquie. Impossible maintenant de rendre visite au pays qui les a formés : on ne délivre les visas qu’au compte-gouttes. Peur de voir revenir ces jeunes dans notre pays rongé par la peur du chômage ?
Ce qui me frappe, c’est que malgré cette ingratitude pathétique de la République envers les plus brillants représentants du rayonnement culturel à la française, l’idée de la France leur dise toujours quelque chose. Pas parce qu’on y mange bien ou qu’ils y ont passé de belles années d’étudiants à hanter les crêperies du Quartier Latin. Non : parce que pour eux, la France signifie encore quelque chose.
Pour quelques pays qui se sont laissé enjôler par le mirage français, notre pays évoque toujours les valeurs universelles héritées des Lumières : tolérance, égalité, promotion du mérite individuel. Des valeurs que nous avons exportées, de manière parfois fallacieuse,  et qui continuent à faire rêver quelques égarés admirateurs de Voltaire et de Montesquieu.
Très évidemment, la France a perdu de sa vocation missionnaire, et ce n’est pas forcément pour le pire : trois continents nous remercient de les avoir finalement laissés en paix. Mais au passage, les valeurs universelles ont un peu souffert. La France s’entête à devenir un pays de ploucs vieillissants, terrorisés par l’avenir, et persuadés que toute valeur transcendante (religieuse ou pas) entraîne infailliblement dans son sillage une série de calamités.
Pour peu qu’une institution s’attelle à redonner un peu de lustre à cette vocation pionnière, tout le monde fustige son idéologie désuète ou ses intentions cachées : l’armée s’engage dans des opérations de police en Afrique contre des bandits de grand chemin ? C’est qu’elle est islamophobe ! l’Ecole tente de faire valoir les principes fondamentaux de la citoyenneté ? Elle bride les consciences et les cultures des élèves !
Cette France ne fait pas rêver grand-monde. À vrai dire, elle a peur, et surtout, elle déçoit. Comment expliquer à mes amis turcs, en confrontation quotidienne avec la stupidité des injonctions islamistes du parti au pouvoir, que le port du voile à l’université est une liberté fondamentale ? que la laïcité, au lieu d’être un gage de progrès et de neutralité, se veut de plus en plus « inclusive » ?
Quand je m’effare de l’effondrement du pacte républicain, qui m’affecte moi tous les jours, je pense aussi à ceux qui ont parié sur la France parce qu’elle représentait un idéal. Et il me semble que nous avons une responsabilité vis-à-vis de ces gens-là.
Je pense au passage au livre de Bernard Maris qui va sortir ces jours-ci, et dont Marianne a donné des extraits dans son édition de la semaine dernière[1]. L’économiste assassiné le 7 janvier (et qui n’a pu terminer son ouvrage) y dénonce la morosité continue de nos concitoyens et appelle à croire encore en une République que tous, journalistes, politologues, et in fine électeurs, veulent voir morte et enterrée : « Car voici le paradoxe des paradoxes : cette France de la diversité rêve, depuis fort longtemps, au moins depuis les Lumières, d’un homme universel, d’un homme unique. La nation la moins homogène a dû penser le plus impensable, l’homme qui naît libre et égal. Immensément fière de sa découverte, elle a tenté de l’imposer au monde, à tout le moins à l’Europe. Sans succès. » Il n’est peut-être pas trop tard…



[1] N°939, 17-23 avril 2015

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