Il faut parler de Dieudonné pour dire qu’on en parle trop
et, surtout, qu’on en parle mal. Je voudrais montrer que, dans ses sketches et
interventions en tous genres, Dieudonné en réalité ne se moque pas des juifs. Il
ne se moque de rien d’ailleurs, car il ne fait plus d’humour depuis bien
longtemps. Ce serait lui faire trop d’honneur, aujourd’hui, que de lui accorder
le fait qu’il puisse se moquer et être drôle. Et, s’il faut avouer toute la
vérité, alors disons sans ambages que cet énergumène nauséabond n’est même pas
vraiment méchant.
Il y a quelque chose d'important à comprendre en matière d’humour. Ce
n’est jamais ce qu’on dit qui est drôle. C’est la manière dont on le dit, et,
plus important encore, la connivence qu’on parvient à établir avec l’auditeur. Tous ceux
qui ont ri en écoutant une blague, puis qui ont fait un four en la racontant à
leur tour, savent de quoi je parle. Quelque chose de stupidement banal, dit
avec une petite étincelle malicieuse au coin de l’œil, est drôle. Une blague graveleuse
mais désopilante lâchée à la terrasse d’un café perdra très certainement de sa pertinence si elle se trouve interprétée lors du déjeuner dominical avec
beau-papa et belle-maman.
Preuve par l’exemple. En 1991, dans leur premier spectacle Elie et Dieudonné au Splendid, le duo
éponyme interprète un sketch intitulé
« Cohen et Bokassa ». On pouvait y entendre, entre autres, la réplique
suivante : « Moi c’que j’comprends, Cohen, c’est qu’en 45 les boches
ils auraient pu finir le boulot, Cohen ! »
Considérons à présent celle du spectacle Le mur de 2013, pour laquelle Dieudonné
vient d’être jugé le 28 janvier dernier : « Quand je l’entends
parler, Patrick Cohen, je me dis, tu vois, les chambres à gaz… dommage. »
Vertigineux, n’est-ce pas, de mesurer la proximité de ces
deux répliques ! Ce sont pour ainsi dire les mêmes. Mais alors, pourquoi
la première nous fait encore rire, et pas la seconde ? C’est parce que,
malgré qu’elles disent la même chose, elles vont dans le sens contraire l’une
de l’autre. Dans le premier cas, c’est l’antisémite qui est la cible de la
caricature. On se moque de lui en le parodiant. Dans le deuxième cas, c’est
exactement l’inverse. C’est la cible des propos qui est la vraie cible, et non
plus son auteur. En d’autres termes, le rire devient un moyen, et n’est plus
une fin en soi. Mais c’est important de dire que le rire se doit d'être une fin en soi, car
cela signifie qu’il a la vertu naturelle de rendre supportables l’absurdité de
la vie et le désespoir que cette absurdité engendre. Ce que l’un des plus
grands esprits français du 20e siècle a pu résumer dans ce memento mori moderne où l’essentiel est
dit : « Vivons heureux en attendant la mort ».
A ce propos, on compare souvent les saillies antisémites de
Dieudonné à certains sketches de Pierre Desproges. L’argument est le
suivant : ce qu’on pouvait dire avant, on ne le peut plus aujourd’hui, et
les pisse-froids bien-pensants font deux poids, deux mesures en « tolérant »
les blagues de Desproges, mais en trainant Dieudonné devant les tribunaux pour
les siennes. Cette petite vidéo trouvée sur YouTube est la parfaite
illustration de cette confusion criminelle :
Regardez plutôt le sketch original :
Vous voyez ? C’est pourtant évident. Dans les deux cas,
on débite des horreurs antisémites. Mais là, surprise : elles sont furieusement drôles ! C’est
ce qu’on appelle le second degré. Il sert à regarder les horreurs du monde dans
le blanc des yeux et à leur dire : « je vous méprise ». C’est
ce que n’a cessé de faire Desproges. C’est ce que n’a jamais fait Dieudonné. Avec
Desproges, comme il le dit lui-même, Auschwitz est à la fois réel et inconcevable. De son côté,
Dieudonné invite Faurisson sur scène…
C'est que Dieudonné ne cherche pas à rire des horreurs du monde. Il
cherche à s’en venger. Ce faisant, il ruine toute possibilité d’humour. Cela
est particulièrement notable dans une autre vidéo récente, où le sinistre
gredin commentait la décapitation du journaliste américain James Foley. Cette
vidéo est épouvantable. Dieudonné n’en rit pas pour exorciser l’horreur qu’elle
inspire. Il rit de la victime, et ce
rire-là, glaçant, rajoute à l’horreur. C’est un rire vengeur. Œil pour œil,
dent pour dent. Les colons occidentaux se sont livrés à des décapitations au
Cameroun, en arguant apporter le progrès aux tribus indigènes ? Qu’ils ne
viennent pas pleurer aujourd’hui, puisqu’on leur fait ce qu’ils ont fait
eux-mêmes sous couvert de « progrès » ! Vengeance ! Et de
s’adresser aux parents du malheureux journaliste, après un insert de l’image du
corps sanglant de leur enfant décapité : « détendez-vous : vous
commencez à accéder à la civilisation »… et de finir sur un petit
ricanement satisfait. La vengeance, même froide, lui semble délicieuse. Comment
comparer ce froid ricanement au sourire malicieux de Desproges ?
J’hésite à mettre un lien vers ladite vidéo. En fin de
compte, je m’y refuse. Je ne veux pas être un vecteur de diffusion de cela. Je
fais plutôt confiance au lecteur pugnace : s’il veut la voir, il la trouvera. Et
il verra de quoi je parle. Car je ne comprends pas très bien comment se foutre
de la gueule des parents de James Foley, plongés dans le deuil de leur enfant, en leur
disant : bien fait pour votre petit cul d’impérialiste, peut être
considéré comme de l’humour. Ici, point de moquerie, point de drôlerie. Juste
la désagréable impression d’une haine saumâtre. Et il ne faut surtout pas
confondre haine et méchanceté. L’humour peut (et doit) être méchant,
c’est-à-dire dénigrer et désacraliser ce qui cherche à en imposer à la pensée.
La haine se prend toujours au sérieux. Elle est incapable de rire d’elle-même.
Elle se sacralise, elle cherche à se transmettre de génération en génération
(« vos aïeux ont massacré les miens… »). Elle y réussit plutôt bien.
Autre question. Dieudonné a-t-il le droit de vomir ses
horreurs sur scène ? Oui et non. Oui, si l’on se place du point de vue de
la liberté d’expression (voir l’article précédent). Sur une scène de théâtre,
on peut tout dire, même le pire. C’est même fait pour ça. Non, si l’on se place
du point de vue de la loi qui limite la liberté d’expression, et qui fait de
certaines opinions des délits. Mais si le monde était bien fait, même pas besoin de loi : son théâtre serait vide. Ca n'est pas le cas. Pour paraphraser un poète, Graeme
Allwright :
Dans ma vie j’ai vu
pas mal de choses, bizarres et saugrenues
Mais une blague à la
fois haineuse et drôle, ça je n’ai jamais vu
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