vendredi 30 janvier 2015

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Terrorisme, attentat, acte de guerre : la violence, c’est aussi une affaire de mots - par Marguerite Petrovna



Dans la pièce d’Albert Camus Les Justes, le jeune anarchiste russe Kaliayev est recruté par une organisation terroriste pour tuer le grand-duc Serge, exécré par le peuple. Il ne doute pas un instant de la noblesse de sa mission. Le grand-duc représente le pouvoir tsariste, source de tous les maux du prolétariat russe. C’est un homme brutal, l’artisan de la répression qui s’abat sur son mouvement. Il le tuera sans états d’âme.
Sa première tentative échoue. Kaliayev est incapable de lancer la bombe sur la voiture qui transporte le grand-duc, car celui-ci est accompagné par deux enfants. Mais il revient le lendemain, et cette fois, y parvient.
À l’acte IV il est en prison. La grande-duchesse Elisabeth[1], veuve de sa victime, lui rend visite : elle veut parler au meurtrier, seul capable, selon elle, d’entendre et de partager sa douleur.


Ivan Kalyaev

S’entame un dialogue de sourds où le postulat de la grande-duchesse – Kaliayev a commis un assassinat – est battu en brèche par le silence du jeune homme. Entamer la conversation, c’est déjà reconnaître qu’il a eu tort. Elle tente de l’attendrir :

LA GRANDE-DUCHESSE : À qui parler du crime, sinon au meurtrier ? 
KALIAYEV : Quel crime ? Je ne me souviens que d’un acte de justice.

L’attitude de Kaliayev est représentative de la posture du terroriste qui s’engage dans une lutte totale, au prix de sa propre vie. L’acte qu’il a perpétré prend pour lui une signification particulière : il n’a pas éliminé un individu. Il a tué une idée pour la remplacer par une autre. La grande-duchesse n’a pas cette clef de lecture et ne voit que le sang répandu.
Plus exactement, elle comprend la démarche de Kaliayev et tente de l’amener à prendre conscience que derrière le symbole, il y avait un homme :

LA GRANDE-DUCHESSE : C’est vrai. On t’a emmené tout de suite. Il paraît que tu faisais des discours au milieu des policiers. Je comprends. Cela devait t’aider. Moi, je suis arrivée quelques secondes après. J’ai vu. J’ai mis sur une civière tout ce que je pouvais traîner. Que de sang ! (Un temps) J’avais une robe blanche…

Eliminer le symbole, c’est requalifier l’acte de Kaliayev en assassinat, et cela il ne le veut à aucun prix. De même qu’il désire plus que tout être exécuté : s’il meurt, il devient martyr. Si on lui laisse la vie sauve, il devient un simple prisonnier de droit commun. À la brutalité aurait répondu la mansuétude – son acte, a posteriori, n’aurait plus aucun sens. La grande-duchesse le comprend et lui promet de demander sa grâce ; non par compassion, mais par férocité.

LA GRANDE-DUCHESSE, se redressant : Je vais vous laisser. Mais je suis venue ici pour ramener à Dieu, je le sais maintenant. Vous voulez vous juger et vous sauver seul. Vous ne le pouvez pas. Dieu le pourra, si vous vivez. Je demanderai votre grâce.
KALIAYEV : Je vous en supplie, ne le faites pas. Laissez-moi mourir, ou je vous haïrai mortellement.
LA GRANDE-DUCHESSE, sur la porte : Je demanderai votre grâce, aux hommes et à Dieu.[2]

À travers cet échange, par ailleurs assez mélodramatique, Camus a cerné un enjeu crucial de la violence politique. En effet, nous ne voyons pas tous du même œil un acte terroriste. Pour la majorité d’entre nous, les victimes des attentats des 7, 8 et 9 janvier étaient des êtres humains, semblables à nous, pour certains familiers ; et nous pensons (ou la presse pense pour nous) à leurs familles, à leurs compagnes, à leurs enfants.
Pour les djihadistes, et ceux qui les admirent, ils n’ont pas tué des hommes. Ils ont tué des symboles. Les symboles, comme le dit Kaliayev, « de la suprême injustice ». À ceci près que Kaliayev, en s’attaquant au grand-duc, touche un personnage-clef du pouvoir impérial. Les frères Kouachi ont tué des gens qui ne représentaient rien, sinon eux-mêmes. Ils les ont tués parce qu’ils étaient français (et même pas tous, sordide ironie du sort), et que ce symbole-là leur suffisait.
Leurs admirateurs raisonnent de la même façon, et crient sur les toits leur fierté : on les trouve inhumains ; mais pour eux il n’est pas question d’hommes ! Ils ont commis, eux aussi, un acte de justice. Signalons au passage que certains sectateurs de l’extrême-gauche qui se félicitent que les dessinateurs de Charlie Hebdo aient payé pour leurs discours islamophobes (je cite) oublient aussi que derrière les concepts fumeux, il y a des hommes.



Cette requalification de la violence fait partie du processus qui la rend possible. Aucun terroriste ne passerait à l’action s’il ne sentait que son acte ne participe d’un dessein plus haut. De même qu’un Etat qui en attaque un autre, parce qu’on lui suppose des intentions, ou des armes, ou Dieu sait quoi, n’agresse personne ; il entre dans une « guerre préventive. » Le résultat est identique, le nom, seul, diffère.
Mais qui donne aux agresseurs le droit de rebaptiser leur acte, sinon eux-mêmes ? Quelle instance suprême distribue les étiquettes : violence intolérable, agression, attentat, acte de justice ? Quelle cause justifie – dans un sens religieux : l’agresseur se sent justifié devant l’idée divine qu’il défend – qu’on déshumanise son prochain ?
N’en déplaise aux fanatiques de tout poil : aucune.



[1] Elisabeth Fiodorovna Romanova, veuve du grand-duc Serge, frère du tsar Alexandre II. Camus s’est inspiré d’un épisode réel de la Révolution de 1905 pour écrire sa pièce. Elisabeth Fiodorovna, devenue religieuse après l’assassinat de son mari, fut elle-même assassinée en 1918 avec d’autres membres de la famille impériale.
[2] Le contenu de la conversation entre Elisabeth Fiodorovna et Ivan Kaliayev est attesté. Extrait du récit de l’historien Edvard Radzinsky ; « "Elizabeth spent all the days before the burial in ceaseless prayer. On her husband's tombstone she wrote: 'Father, release them, they know not what they do.' She understood the words of the Gospels heart and soul, and on the eve of the funeral she demanded to be taken to the prison where Kalyayev was being held. Brought into his cell, she asked, 'Why did you kill my husband?' 'I killed Sergei Alexandrovich because he was a weapon of tyranny. I was taking revenge for the people.' 'Do not listen to your pride. Repent... and I will beg the Sovereign to give you your life. I will ask him for you. I myself have already forgiven you.' On the eve of revolution, she had already found a way out; forgiveness! Forgive through the impossible pain and blood -- and thereby stop it then, at the beginning, this bloody wheel. By her example, poor Ella appealed to society, calling upon the people to live in Christian faith. 'No!" replied Kalyayev. 'I do not repent. I must die for my deed and I will... My death will be more useful to my cause than Sergei Alexandrovich's death.' Kalyayev was sentenced to death. 'I am pleased with your sentence,' he told the judges. 'I hope that you will carry it out just as openly and publicly as I carried out the sentence of the Socialist Revolutionary Party. Learn to look the advancing revolution right in the face.”

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