dimanche 8 novembre 2015

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L’islam radical et le foot : quand le Figaro panique pour rien



Un jour d’oisiveté est vite arrivé, et dans ces moments-là, le pire est difficilement évitable : c’est ainsi que je me suis retrouvée, le 16 octobre dernier, à feuilleter le Figaro. Page 9, un titre accrocheur : « L’islam radical cible le sport amateur ».
Angoisse : une attaque kamikaze serait-elle prévue sur les terrains de foot de la Plaine-Saint-Denis ? Ce sport si fédérateur et si consensuel pourrait-il être mis en péril par la méchanceté des terroristes ?
Non. Rassurons-nous. Le péril est plus diffus : ce sont les clubs de foot eux-mêmes qui pourraient devenir des pépinières de fous barbus.
À vrai dire, je m’en étais déjà un peu doutée en passant à côté de terrains d’entraînement le samedi après-midi. Je me faisais auparavant une image peut-être idyllique des loisirs du jeune le week-end :



Ou :



Mais la réalité pourrait être plus proche de celle-ci :



Et les filles ne sont pas absentes de ce phénomène. J’ai dû gérer, il y a deux ans, une classe de futures infirmières, dont le principal vecteur de cohésion était la passion du foot. La moindre allusion à un match pouvait déboucher sur un accès de folie guerrière et la projection du film de Jafar Panahi, Hors Jeu, s’était achevée dans le cinéma municipal de Saint-Ouen par un déluge de hurlements sinistres ponctués par la scansion du nom de l’équipe ayant remporté la coupe :
« Iran ! Iran ! »



Les joueurs de foot, des terroristes ? Pourquoi pas. Mais encore faudrait-il que notre journal coquin veuille bien le démontrer, car mon préjugé culturel de snobinarde n’est peut-être pas tout à fait suffisant. L’argument d’autorité est en tout cas imparable : ce sont les services de renseignement qui l’ont dit. Allons-y donc pour découvrir leur terrifiant panorama.
Le foot français, « vecteur d’intégration et de cohésion sociale », est désormais « ciblé par le fondamentalisme et la pensée salafiste ».  La preuve ? De jeunes sportifs ont été surpris à revendiquer un « droit à la différence ».
Voilà une entrée en matière tout à fait angoissante. Déjà, j’avoue, le droit à la différence, c’est un peu dégueulasse. Et je partage tout à fait cette vision du Figaro où, dans notre France bigarrée et multiculturelle, les grandes institutions publiques nous réunissent autour de valeurs partagées : l’école, le foot, l’apéro. Les particularismes à l’apéro ? Niet. D’autant que le foot est, comme on sait, un sport caractérisé par sa capacité à brasser le social : Jean-Eudes y croise régulièrement Brahim et, à la mi-temps, ils se prennent dans les bras en une étreinte virile. Comme dans les tranchées en 14. Et dans les tranchées, le particularisme culturel, c’était pas le moment.



Comme la France a peu baissé depuis 14, le foot n’est plus ce melting pot fabuleux, mais une voie d’entrée pour le salafisme. Pire : le salafisme quiétiste.
Alors là, moi, je dis stop. Déjà qu’on se paye des djihadistes en France, si par-dessus le marché il faut récupérer les quiétistes, on ne va pas s’en sortir. Pour rappel, le salafisme quiétiste considère que la lutte politique n’a aucun intérêt et prône le légalisme pour éviter de s’embrouiller avec les autorités locales (qui sont donc, on l’a compris, un peu méprisables). Avec un peu de chance, si vous avez déjà mangé un kebab à Montargis, vous avez sans doute été servi par un salafiste quiétiste qui vous a même donné une bière avec votre quatre fromages. Parce que oui, le salafiste peut être accommodant quand ça fait tourner le commerce.
Si je résume, nos clubs de foot sont infiltrés par une dangereuse bande de dingos qui prônent la non-violence et le non-engagement en politique, un peu, comme, tiens ? des profs. Voyons la suite. À quoi devine-t-on le salafiste ? (Le quiétiste, hein, parce que l’autre, c’est facile : il est armé et porte un bandeau vert.)
-          Dans la banlieue de Troyes, un club de foot est financé par des commerces halal et reverse ses profits à un comité de bienfaisance et de secours aux Palestiniens.
Bien bien, donc les commerçants du bled financent les activités de leur gosse et reversent des sous à une œuvre caritative. Si on continue sur cette lancée, je suggère qu’on enquête en profondeur sur les clubs de rando financés par des épiceries végans et j’ai aussi deux trois noms de gauchistes engagés aux côtés des Palestiniens à balancer aux services de police. Je crois qu’il y en a même dans mon ONG de cathos de gauche aux 300 000 bénévoles (mais chut…)



-          À Strasbourg, des garçons d’un club ont été surpris à prier à la mi-temps.
Attention ! On ne parle pas de n’importe quoi ! Ils n’ont pas été surpris en train de boire de l’alcool dans des cubis de supermarché, de peloter des filles sans leur autorisation, de publier des photos de leur organe sexuel sur Instagram ou d’obliger, arme au poing, leur copain Jean-Eudes à réciter la chahada. Ils priaient. Alerte aux fous !



Je veux bien qu’un club de foot ne soit pas une mosquée et que l’entraîneur soit bien inspiré de rediriger ces jeunes vers la salle communautaire la plus proche (si tant est qu’elle existe). Mais là aussi, si pendant toute mes années d’enseignement, j’avais dû fondre une durite à chaque fois qu’un ado confondait ma salle de classe avec 1/un dépotoir 2/une salle de bain 3/une back room de boîte de nuit 4/sa chambre, j’aurais démissionné. Ah mince ! c’est ce que j’ai fait. Dur métier, hein, les jeunes.
-          On a repéré, dans la Sarthe, des basketteuses ayant participé à un match en portant un bandana et des T-shirts manches longues.
Stupeur et consternation. Le bandana est évidemment une puissante arme anti-laïcité, je dirais même qu’il opprime la femme, au même titre que la burqa et la rubrique Sexo de Cosmopolitan. D’ailleurs les années 80, âge d’or du bandana, ont aussi vu l’émergence des mouvements djihadistes violents. Un hasard ? Je ne crois pas.



Conclusion de l’article : tout va mal. « Citant des situations de prosélytisme sur des tatamis du nord de la France ou encore des cas de cooptation et d’emprise communautaire dans les clubs de boxe d’Indre-et-Loire, le rapport va jusqu’à s’interroger sur la finalité intrinsèque de ce phénomène. »
Eh bien moi, je vais la leur dire, la finalité intrinsèque du phénomène, et je vais en profiter pour faire deux petits points.
Tout d’abord, porter un bandana et prêcher l’islamisme radical ne sont pas tout à fait la même chose, et les assimiler relève au minimum de la facilité intellectuelle, et plus probablement d’une entourloupe grossière visant à attirer le chaland. Faire la prière, porter une tenue couvrante (je rappelle qu’il s’agit de T-shirts manches longues et pas de niqabs tricotés main) sont des exemples de pratique religieuse. Il ne s’agit en rien de manœuvres anti-sociales visant à déstabiliser la France. De toute évidence, le moindre directeur de club de foot pourvu d’une minuscule once d’énergie devrait être en mesure de canaliser la chose, et si les jeunes filles portent effectivement une tenue inadaptée à pratique d’un sport, parce que, je ne sais pas, il fait 36°C dans le gymnase et qu’elles vont faire un malaise vagal si elles ne se mettent pas en short, il peut ressortir le règlement intérieur.



Pour continuer sur ce registre, il me semble assez évident que cet article défend, non pas la laïcité qui n’a rien à voir avec ce cirque, mais une vision purement anti-religieuse et bizarrement sélective. Si une fille juive renonce à son match de krav maga ou sa compétition d’aviron parce que c’est Yom Kippour, personne ne va faire un drame et supposer que son épicerie casher finance les bombes sur Gaza. Oui, dans les milieux religieux pratiquants, il est peu difficile de comprendre qu’il faille lâcher absolument son identité musulmane quand on entre dans le stade. Mais de là à supposer que la France est en péril, il y a un saut conceptuel que je trouve un peu hasardeux.
Parallèlement, et je regrette de le rappeler, le foot est tout bêtement ce qu’on appelle un sport populaire. Pas seulement parce qu’il a du succès, mais parce qu’il attire les classes populaires (un objet social que le Figaro pratique sans doute assez peu). Au point même qu’il a toujours été utilisé pour canaliser les jeunes garçons et leur faire passer de beaux messages. Même que dans les années 30 il y avait des curés qui montaient des clubs de foot, et même (brrr !) des militants communistes. En effet, tout ça fait peur. Des prolos décérébrés qui se réunissent le week-end pour jouer à des jeux idiots et défouler leur agressivité virile, ça n’est pas joli-joli. Alors toute cette France sans le sou, qui végète dans la Sarthe et l’Indre-et-Loire, est évidemment la première victime de l’anti-France : le salafisme. Mais peut-être faudrait-il tout simplement se détendre une minute et considérer les choses sous un autre angle : oui, le jeune des milieux populaires n’a pas tout à fait les mêmes valeurs que le lecteur du Figaro. Il joue potentiellement au foot et oui, il est potentiellement musulman.
Il est bête, le jeune.
La prochaine fois que le Figaro m’attire avec un titre de ce genre, j’aimerais quand même bien un peu de contenu : du trafic d’armes, du viol, de la subversion. Parce que là, je suis un peu restée sur ma faim.



mercredi 17 juin 2015

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Individualisme et réussite au collège - par Marguerite Petrovna



À en croire les partisans de la réforme du collège, les élèves s’ennuient. Cet ennui se manifeste, entre autres, par une érosion du goût d’apprendre, une tendance croissante à la bordélisation et, in fine, par les résultats peu glorieux de la France aux tests Pisa et donc à un effondrement de notre modèle d’intégration par le diplôme. Logique implacable, et peut-être complètement hors de propos.

L'affirmation selon laquelle 71% des élèves du collège s'ennuieraient en classe est discutée dans cet article: Réforme du collège: au nom de quel ennui scolaire?

Certes, les élèves s’ennuient souvent, mais cela est souvent moins lié à la structure de l’enseignement qu’à la lenteur des cours ou à la morosité générée par des pertes de temps conséquentes : rappels à l’ordre constant, « rituels » censés pacifier l’atmosphère, cours dictés, et j’en passe.
Certes, ils s’ennuient : mais au fond, l’enseignement secondaire de masse est-il bien censé divertir ? Et quand bien même il le devrait, comment faire ?
Revenons aux présupposés de cette affirmation : l’élève s’ennuie donc il n’apprend pas. Voilà une vision de l’éducation où c’est l’intérêt personnel que l’enfant développe vis-à-vis de l’enseignement qui lui permet de réussir. L’écho que la discipline et le discours du professeur trouve en lui lui permettront, infailliblement, de s’approprier le savoir et les méthodes.
Ce sentiment est assez globalement partagé par les pédagogues, qui refusent – et on ne leur en tiendra pas rigueur – de penser un enseignement fondé sur l’abrutissement et la contrainte. Il est aussi diffusé très largement dans la population, avec cette idée, qui en est le corollaire, que chaque individu, quel que soit son parcours, a le droit de se sentir représenté par ce qu’il vit et ce qu’il fait.
C’est ce que François de Singly nomme le second individualisme, ou individualisme romantique. Selon ce sociologue, auteur de divers travaux sur l’évolution de la famille et du sentiment individuel, notre rapport à l’individu est défini par deux phases et deux théories distinctes. Jusqu’aux années 1960 (en dessinant à très gros traits), l’individualisme est essentiellement abstrait et civique. C’est l’individu qui fonde le corps social, et non plus la famille ou la communauté religieuse, ce qui se manifeste à travers le suffrage universel et la capacité accordée à chacun de s’exprimer librement. L’individu a donc, en théorie, tous les droits, c’est-à-dire les plus importants : ne pas être inquiété dans sa personne et dans ses biens, choisir ses représentants, participer à la vie civique et politique.
Bien évidemment, ce visage de l’individualisme gomme toutes les aspérités de la personnalité individuelle. Si on ne considère l’individu que comme un citoyen, on se moque bien de savoir s’il est croyant ou incroyant, Breton ou Alsacien, fan de cuisine ou de trek alpin. Ces particularismes sont renvoyés à la sphère privée et, vu le poids des communautarismes culturels, il est peu probable que notre ami l’individu ait une possibilité quelconque de décider ce qu’il pense ou ce qu’il aime.
Cette version de l’individualisme est très belle, mais elle est un peu sèche, et il n’est pas surprenant qu’au fil des temps quelques revendications se soient élevées pour accorder un peu place au sentiment personnel et à l’originalité.
Car oui, quid de l’originalité dans tout ça ?



Pas de place pour la coquine, jusqu’à ce qu’un subtil renversement de mentalités, qui a traversé toute la seconde moitié du vingtième siècle, nous fasse peu à peu considérer la valeur intrinsèque d’un individu, ses passions, sa créativité, sa génialité au fond, comme la vraie mesure de sa capacité à exister en société.
Dans ce second individualisme, on prend en compte le vrai Moi ou ce qui se présente comme tel. Le clampin de base, loin d’être un simple citoyen et contribuable, orienté dans sa vie personnelle par ses appartenances communautaires, passe sa vie à se chercher : que ressent-il, que veut-il, qu’aime-t-il ? Cette nouvelle doctrine part du principe que tout individu a quelque chose de très spécifique à affirmer face au monde. Il peut donc consacrer sa vie à expérimenter. Je ne sais pas s’il est un film d’ados ou de jeunes adultes en provenance des Etats-Unis qui échappe à ce topos.



Ce dernier individualisme est en soi sans doute plus intéressant que le premier, mais il ne faut pas oublier, nous rappelle François de Singly, qu’il est aussi un miroir aux alouettes. Non, tout le monde n’a pas quelque chose de profondément original à vivre et à clamer. Le conformisme, le besoin du groupe, font partie de la nature humaine. Et l’injonction à vivre un grand idéal peut se révéler angoissante pour bien des êtres qui n’ont pas la certitude, au fond, que leur destin est si brillamment tracé. D’où le besoin constant d’approbation sociale que manifeste l’usage des réseaux sociaux, éternelle vitrine de trajectoires individuelles qui se veulent surprenantes, glorieuses et irréductiblement originales. (Quand bien même leur mise en série est assez consternante.)
Les deux individualismes ont droit de cité, et peuvent se compléter de façon harmonieuse – à condition, toutefois, qu’on prenne en compte la spécificité des espaces où ils s’expriment. S’il est pertinent de vivre l’individualisme deuxième version dans sa famille, dans son groupe d’amis, dans son cours de théâtre et en vacances, est-il très malin de l’injecter dans la sphère proprement civique, et, entre autres, dans notre système d’éducation égalitariste ?
Notre école, en effet, est fondée sur de très beaux principes : l’éducation permettant la réussite sociale (magnifique axiome dont on vérifie chaque jour de mieux en mieux la fiabilité), il faut donner la même éducation à tous. Ainsi tout le monde deviendra cadre et épanoui.



Mais donner la même éducation à tous, en ignorant les particularismes des uns et des autres, cela se rapporte tout de même au premier individualisme, très Troisième République. Les vieux profs et les réacs comme moi s’en tiennent assez strictement à ces principes, qui les arrangent bien, car au fond ils s’intéressent plus à leur matière et à la République qu’à la passion de la petite Léa pour la GRS.
Nous voici donc confrontés à un paradoxe : d’un côté il nous faut donner une éducation égale à tous, permettant d’acquérir une culture de base et de se préparer à des diplômes et concours sélectifs, de l’autre il faut prendre en compte la personnalité de l’élève, sans quoi, le pauvre chaton, il va s’ennuyer et il ratera son bac. (Parce que la philo, vous comprenez, ça n’est pas intéressant.)
En tant qu’enseignante, j’ai bien souvent essayé d’intéresser les élèves, voire de les amuser, ce qui est une tentative démago pour essayer d’avoir la paix et, au passage, d’obtenir des retours un tout petit plus positifs que d’ordinaire sur son travail. Eh bien, scoop : ça marche rarement. Déjà parce que ce qui intéresse le prof est rarement ce qui intéresse l’élève : étonnant, non ? Ils viennent de deux mondes différents, qui ont parfois, un peu de mal à se comprendre. Deuxièmement, parce qu’en une heure de temps, avec trente-cinq jeunots dans ma classe, j’avais quelques difficultés à cerner la personnalité propre de Jules et de Leila, et donc à adapter mon propos, mes exercices, ma progression, à leurs goûts et à leur envie d’action. 

En fin de compte, j’en suis arrivée à cette conclusion : Jules et Leila n’avaient peut-être pas tant envie que ça que je prenne en compte leur personnalité, tout simplement parce que ça n’apportait rien à l’affaire et que, malheureusement, cela nous conduisait à tourner en rond. À force de jouer les dessalés et à venir sur le terrain des élèves, on a un peu de mal à les en sortir. Et puis, cette petite interrogation : être citoyen, c’est un peu sec, mais parfois c’est utile. Mettre de côté ses lubies et son identité personnelle (si tant est qu’on en ait une), de temps à autre, c’est bien. Ça n’est pas une agression, ni pour eux, ni pour moi (qui ne me comporte pas en classe comme je le fais sur les réseaux sociaux ni avec mes amis). Et non, se soumettre à une norme universelle, et s’ennuyer un peu au passage, ça n’est au fond pas si grave.

En contrepoint, un article du sociologue Pierre Dubet qui nous explique, sur un ton incantatoire, qu'on va faire des citoyens en intégrant tout le monde au collège et en prêchant la gentillesse comme valeur scolaire: L'école pourrait fabriquer des citoyens épanouis

mardi 9 juin 2015

Droit de mort ?

PQR / Voix du Nord
par Julian Melmoth


S’il y a un sujet sur lequel je me garde d’avoir une opinion définitive, c’est celui qu’on appelle la « fin de vie », qui tourne autour du problème de l’euthanasie, de l’acharnement thérapeutique et de la loi Leonetti. Doit-on se satisfaire de cette loi, ou aller plus loin en permettant aux médecins de libérer un homme de sa vie lorsque celle-ci n’est plus qu’une prison insupportable ? Je ne sais pas. C’est bien simple, quand je lis un article bien fait en faveur de l’une ou l’autre position, je ne peux pas m’empêcher d’être sensible à ses arguments.

Dans cette question de la fin de vie, on se trouve partagé entre deux impératifs. D’abord, l’impératif moral, qui nous demande d’avoir un comportement réfléchi, raisonné, en fonction de principes et de valeurs clairs, pour ne pas faire n’importe quoi. Ensuite, il y a ce que j’appellerai, à la suite de Rousseau, la pitié ou le « premier sentiment de l’humanité ». Cet impératif est un sentiment d'urgence qui nous rend la souffrance d’autrui insupportable et nous demande d’y mettre fin. Dans le problème de la fin de vie, c’est entre ces deux impératifs qu’il nous faut choisir.

La morale : la vie comme valeur sacrée dans tous les cas

D’un côté, la morale nous impose de respecter la vie humaine comme valeur sacrée, c’est-à-dire hors de notre contrôle et de notre pouvoir. C’est cela, l’humanisme : placer la vie humaine comme valeur morale suprême, en refusant toute légitimité aux sacrifices religieux (martyr) ou politique (raison d’État) qui postulent que la vie peut être conditionnée à quelque chose de plus élevé. Cela implique qu’aucune raison, jamais, ne pourrait justifier qu’on ôte la vie à quelqu’un. Il ne reviendra pas aux hommes de s’arroger de droit sur la vie elle-même. Et il ne s’agit pas de commencer à faire des exceptions. Car qui pourrait décider qui a le droit ou le devoir de vivre, qui a le droit ou le devoir de mourir ? Et qui décidera, avec une certitude absolue qui ne pourra jamais laisser la place au doute, des situations (crimes, maladie) qui justifieraient qu’on mette fin à la vie ? Un juge ou une assemblée de sages ?




Victor Hugo disait que personne n’est jamais assez sage pour prendre la responsabilité de condamner quelqu’un à mort. Il avait bien raison : rien qu'aux États-Unis, depuis 1973, on compte 153 condamnés qui ont été reconnus totalement innocents par la justice, mais qui auront néanmoins passé des années dans les couloirs de la mort avant d'être libérés. Et on estimerait à 4% les innocents qui ont bel et bien été exécutés. Ce simple chiffre, qui fait froid dans le dos, valide l’idée que personne ne peut être estimé assez sage pour décider avec une froide certitude de prendre une vie.


Je vois d’ici l’objection : vous confondez tout, vous mélangez peine de mort, laisser-mourir, euthanasie… choses qui n’ont rien à voir ! Je ne suis pas d’accord : il y a bien un point commun. Dans ces trois cas, comme dans d’autres (meurtre, suicide), on ôte délibérément la vie à quelqu’un (dans le cas du suicide, soi-même). A chaque fois, on se donne le droit, pour une raison ou pour une autre (esprit de pitié, esprit de justice, peu importe) de dire qui doit vivre et qui doit mourir – et cette action ne peut jamais être justifiée moralement si l’on considère que, par principe, personne n’a d’autorité sur la vie elle-même. La cohérence morale la plus rigoureuse imposerait donc d’interdire la peine de mort comme l’euthanasie.

L’éthique : Ne pas défendre la vie pour elle-même, mais le sens de la vie

A l’opposé de la morale, qui ne s’embarrasse pas des circonstances particulières – et qui à ce titre peut paraître inhumaine – il y a ce fameux sentiment d’humanité. Prenons le cas de la maladie incurable et de l’arrêt des soins prévu par la loi Leonetti. Je comprends ce refus de l’acharnement thérapeutique comme l’urgence éthique de mettre un terme à la souffrance vaine du malade et d’accepter la mort, quand la vie n’est plus rien d’autre qu’un supplice sans espoir ou qu'elle se réduit à un état végétatif sans perspective d’amélioration. Autrement dit, il ne s’agirait pas de défendre la vie pour elle-même, mais de défendre le sens de la vie. La différence est de taille. Dans le second cas, il s’agit de souligner la valeur d’une vie vraiment vécue, et non pas subie comme un châtiment dans le Tartare grec, comme un désespoir sans fond.


Vincent Lambert

Vendredi 5 juin après-midi, la Cour européenne des droits de l’Homme s’est prononcée en faveur de l’arrêt des soins de Vincent Lambert, entre état végétatif et état de conscience minimale depuis plusieurs années. Concrètement, il ne s'agit pas de le "débrancher", puisqu'il n'est pas relié à un respirateur, mais d'arrêter l'alimentation et l'hydratation artificielles qui le maintiennent en vie.

Pour les médecins qui appuient cette décision, il n’est pas question d’euthanasie (active) mais d’arrêt des soins (passifs) quand ceux-ci semblent ne plus avoir de sens. C’est dans cette distinction que la loi française trouve la réponse qui lui convient à cette délicate question. Il ne faut ni précipiter la mort, ni s’acharner dans des soins qui ne soignent pas mais ne font que prolonger un état ou une souffrance inhumaine et vaine.

Cette loi présuppose que la vie, quand elle ne se maintient plus par elle-même, quand elle apparaît trop absurde, contrevient au sentiment d’humanité. Il ne serait pas justifié de maintenir quelqu’un en vie alors que son corps n’assure plus par lui-même ses fonctions vitales et, au fond, n’existe déjà plus vraiment. C’est ce que dit la philosophe Pierre le Coz :

« L’homme n’est pas fait pour exister en vain. Lorsqu’il ne parvient plus à découvrir, à imaginer et à créer des interactions avec les autres, sa vie perd en intérêt et en saveur. Il serait hypocrite de dire que toute vie vaut toujours la peine d’être vécue. »

Dans le sentiment d’humanité exprimé par ce philosophe, il y a un « laisser mourir » qui, au fond, partage un point commun avec la peine de mort. Dans les deux cas, pour une raison ou pour une autre (crime abject, souffrance insupportable), quelqu’un décide qu’une vie ne mérite plus d’être vécue. La question morale resurgit d’un coup, avec les mêmes questions. Qui décide qu’une existence n’a plus ni intérêt ni saveur ? Qui sera assez légitime pour prendre cette décision ? Un médecin ? Un parent ? Le patient lui-même, s’il a laissé une indication en ce sens ?

A quel degré de handicap et de souffrance décide-t-on qu’une vie ne vaut plus la peine d’être vécue ? Le risque de l’arbitraire




On le voit, tout se complique. Ce serait un sentiment d’humanité qui pousserait les médecins et la famille de Vincent Lambert à arrêter les soins. De son côté, sa mère Viviane Lambert en appelle à un « minimum d’humanité ». Il faut laisser Vincent vivre, dit-elle, car son handicap extrême ne l’empêche en rien de continuer à exister, à être entouré de l’amour des siens. Pour elle, vivre en état végétatif, c’est vivre encore. Pourquoi cette vie vaudrait moins qu’une autre ? A quel degré de handicap fixe-t-on une vie qui vaut la peine d’être vécue ? On répondra qu’il est impossible de définir à l’avance un tel seuil (ce qui reviendrait à fixer une règle morale) et que le mieux est de décider au cas par cas. Mais cela n’est guère plus satisfaisant : Peut-on se cantonner à agir à l’aveugle, en fonction des circonstances, en fonction de l’émotion, au cas par cas, en fonction des personnes qui devront « trancher » ? Le problème, en l’absence de principe moral clair, est l’impression d’arbitraire qui domine et qui peut paraître insupportable.


Et tout se brouille davantage. Car l’amour d’un parent peut motiver, avec toute la noblesse possible, un acte d’euthanasie. Dans le film de Clint Eastwood, Million Dollar Baby, l’entraineur Frankie Dunn, figure paternelle s’il en est, se résout à mettre fin à la vie de sa protégée Maggie, après que celle-ci, boxeuse promise à un brillant avenir, se retrouve paralysée à vie dans un lit d’hôpital. La scène, filmée avec tout le talent que l’on connaît à Eastwood, montre comment le vieil entraîneur se résout finalement à accepter la supplique de la jeune boxeuse. Pour elle, sa vie est finie : elle en a accompli le sens : « I got it all », lui confie-t-elle : il n’y a plus de sens pour elle à vivre encore.





Le film propose au fond l’idée que chacun soit dépositaire de sa propre existence, et puisse considérer qu’il en a fait le tour, et que certaines circonstances, il décide de s’en tenir là. C’est ce qui s’est passé, entre mille autres, pour Gilles Deleuze en 1995 ; pour Stefan Zweig, avec sa compagne Lotte, en 1942. Pour toutes les personnes âgées qui, un jour, décident de ne plus s’alimenter. On voit à quel point il serait déplacé de les juger d’un point de vue moral, leur reprocher la façon dont ils ont voulu choisir leur mort comme ils ont choisi leur vie, et il y a au contraire un sentiment de dignité qui transparaît dans leur décision.

De l’autre côté, pour le professeur de cancérologie Gilles Greyer, la dignité est dans l’accompagnement de la souffrance et de la fin de vie, pas dans la mort elle-même. Dans un article du datant de 2013, il affirme qu’il n’y a pas de « bonne façon » de donner la mort. Il constate que les premiers à le savoir sont les malades eux-mêmes : « En vingt ans de pratique cancérologique, je n’ai jamais reçu une seule demande d’euthanasie ferme, réitérée, irrévocable », écrit-il. Voilà qui donne à réfléchir. Il faut donner du crédit à cette expérience d’un professeur qui côtoie la mort depuis tant d’années – sans oublier les autres malades, ceux passent la frontière suisse pour enfin s’acquitter de leur existence en toute légalité.


Je n'envie pas ceux qui, sur ces questions, se montrent sûrs d'eux-mêmes, sûrs de leurs principes. La seule chose dont je sois certain, c’est de souhaiter ne jamais me retrouver moi-même dans la situation où,  pour quelqu’un d’autre ou pour moi-même, je devrais être amené à faire un choix.