jeudi 29 janvier 2015

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La liberté d’expression, ou le droit d’être bête et méchant - par Julian Melmoth



Le 11 janvier, partout en France et avec une ferveur insoupçonnée, près de quatre millions de personnes, en brandissant des crayons, des pancartes, des slogans (« je suis Charlie ! ») ont manifesté pour défendre une liberté d’expression menacée.

C’est évidemment historique. Jusqu’au 7 janvier, personne n’aurait pu imaginer que les Français tenaient aussi chèrement à cette liberté en danger… est-ce bien le cas, d’ailleurs ? Ce pour quoi quatre millions de français ont manifesté aux côtés des grands défenseurs de la liberté que sont l’israélien Netanyahou, le gabonais Ali Bongo (rejeton de la Françafrique), le hongrois Viktor Orbán, le russe Sergueï Lavrov, est-ce bien la liberté d’expression ?

Je prends les paris que, si on fait un micro-trottoir sur ce qui définit la liberté d’expression, la majorité des réponses reçues ressembleraient à « pouvoir dire ce qu’on veut, mais quand même en respectant les gens, parce que, hein, bon ». C’est oublier que la liberté d’expression n’existe pas pour que chacun se sente libre et fier de dire ce qui lui passe par la tête, et qui la plupart du temps n’a aucun intérêt. La liberté d’expression, c’est d’abord une arme politique. Elle consiste à critiquer, par la dérision ou l’analyse, une autorité quelconque, politique, religieuse ou morale. Elle cherche à décrédibiliser toute forme de pouvoir en tournant en ridicule ceux qui l’exercent, et à déconsidérer toute morale en dénigrant ceux qui la prêchent. La liberté d’expression, ce n’est pas dire tout et n’importe quoi : c’est revendiquer une expression qui reste toujours, au fond, libertaire et violente.

Les caricatures de Charlie, par leur sens de la dérision acerbe et de la provocation crasse, sont d’ailleurs très violentes. Elles se doivent de l’être. Elles s’arrogent le droit de ne pas respecter l’autre, en caricaturant son physique, en s’attaquant à sa personne. Montrer le pape Benoît XVI avec une taupe qui lui sort de la braguette, Marine Le Pen avec le pubis taillé en moustache hitlérienne, François Hollande avec une mine d’écolier penaud et le zizi humide qui pendouille hors du pantalon, c’est porter atteinte à leur dignité. C’est leur manquer de respect. C’est, d’une certaine manière, les salir. On a le droit. La liberté d’expression ne respecte rien, elle désacralise tout.

Pour le dire autrement, elle est naturellement méchante. Si elle veut survivre à toutes les louanges qu’on lui fait ces derniers temps, il lui faut assumer cette méchanceté qui a un vrai sens politique. La méchanceté consiste à dégrader un pouvoir, sans n’en représenter aucun. Elle est le contraire de l’oppression. Elle n’a rien à voir avec la liberté de n’importe quelle opinion, mais tout à voir avec l’immoralité, la pornographie et l’anticléricalisme, trois crimes pour lesquels le marquis de Sade a passé treize années en prison.


Alors, pourquoi une certaine expression et pas une autre ? Pourquoi l’anticléricalisme et pas l’antisémitisme ? Ca n’est pas parce que l’une serait moins violente, plus respectueuse que l’autre. Ce n’est pas non plus parce qu’elle ne vise que des idées et n’attaquerait jamais la personne humaine. Cela est faux et il serait hypocrite de dire le contraire. Mais il faut bien voir que l’apologie du terrorisme et l’incitation pure et simple à la haine ne font pas de mal aux religieux et aux politiques. Elles leur donnent au contraire de la légitimité. En désignant des cibles à abattre, le juif, l’arabe, l’homosexuel, on ne fait jamais autre chose que défendre une autorité, une morale, une religion, en un mot : une orthodoxie qui se trouve justement menacée par la seule présence de ces ennemis. Mais l’adversaire de la liberté d’expression n’est pas autre chose que l’orthodoxie morale et politique elle-même. L’orthodoxie interdit et protège ; la liberté d’expression dénigre et transgresse.

Aussi ne peut-elle pas s’exercer n’importe comment. Elle a deux espaces privilégiés dans lesquels elle peut se développer. Le théâtre et la presse. Dans ces deux espaces, il est permis d’aller trop loin. La méchanceté y est de mise. La satire et l’insulte y sont permises. La liberté d’expression s’y reconnait vraiment comme un contre-pouvoir. Sur une scène de théâtre, aucune parole n’est « officielle ». Il n’y a pas de discours, mais des textes (la nuance est importante) consacrés à la dévalorisation de toute parole officielle.

Résumons. La liberté d’expression est pamphlétaire, immorale, anticléricale, pornographique. Elle constitue une arme morale et politique. La voir récupérée par la brochette de politiques photographiés le 11 janvier, diluée dans les bons sentiments populaires, fait un peu mal au cœur. Je me demande si, en la défendant de cette manière, on n’a pas trouvé le plus sûr moyen de l’étouffer.

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