mercredi 18 février 2015

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L’injonction à la « blanchité » : quand l’antiracisme perd les pédales

Par Marguerite Petrovna



Ce qu’il y a de bien avec la liberté d’expression, c’est qu’elle permet de tout écrire, y compris des inepties, des contre-vérités ou propos fumeux, sans risquer d’être abattu à bout portant ou traîné en justice par des fanatiques. Il arrive pourtant qu’on ressente, devant un article, un désarroi intense que la troisième relecture ne parvient pas à dissiper.
C’est très exactement la sensation que provoque en moi la lecture du texte intitulé « L’antiracisme commence avec la déconstruction du privilège blanc », publié sur Slate le 14.12.2014.


L’objectif de l’auteur est, a priori, simple : nous démontrer que le racisme (à l’encontre des Noirs exclusivement, apparemment il n’y en a pas d’autre) est une calamité et que ses diverses manifestations sont la preuve qu’un malaise règne dans la société française. Jusqu’ici, rien de très décoiffant. Mais le parcours argumentatif qu’elle emprunte est pour le moins tortueux.
La position officielle de la France sur la question de la race est très claire : ce terme ne correspond à rien. Les couleurs de peau ne constituent pas des races, il n’existe aucune différence biologique entre un individu d’origine asiatique, un autre d’origine africaine ou un Bas-Breton de souche. Depuis 2013, sur une proposition de Front de Gauche, le terme « race » a même été éliminé de la Constitution.
Voilà qui devrait a priori nous réjouir. Déjà parce que nous nous sommes débarrassés d’une pseudo-science qui visait à distinguer les individus selon des critères génétiques inexistants. Ensuite parce qu’il est beaucoup plus sympathique de considérer les citoyens pour ce qui les unit (leur humanité, leurs droits fondamentaux) que pour ce qui les différencie (leur couleur de peau, leur religion, leur culture, si ce mot a vraiment un sens). Enfin, parce qu’il est difficilement évitable, à partir du moment où on donne un sens au mot « race », de ne pas suggérer une hiérarchie. Tout comme les sectateurs de l’identité culturelle ou religieuse suggèrent toujours une hiérarchie entre leur culture, leur religion, et celles des autres.
L’auteur de l’article ne partage pas du tout ce point du vue. Le Front de Gauche est, selon elle, coupable de racisme déguisé. Nier le terme race, c’est nier le racisme même, et le seul moyen de déconstruire ledit racisme serait… d’en ajouter ! Je cite : le retrait du terme constitue « un refus de voir les Blanc.he.s et les Noir.e.s hors d'une rhétorique universaliste qui invisibilise les couleurs. »
Pour comprendre cet étrange postulat, je vais d’abord remonter la pensée de l’auteur.
Dès le début, les choses sont claires : oui, être Noir, c’est une race, mais il n’y a pas lieu d’en avoir honte.
Le problème n’est pas de se définir comme Noir, avec, on l’imagine, des sentiments, un imaginaire collectif, une mémoire coloniale qui vont avec (j’espère que tous les Noirs se reconnaissent là-dedans, parce que sinon, ça ne va pas tenir debout très longtemps). C’est que les Blancs, eux, ne veulent pas se reconnaître comme Blancs !
Bien évidemment : si on admet l’existence autonome d’une race synonyme de culture synonyme de vécu collectif, il faut que toutes les autres s’y mettent et s’autodéfinissent comme race.
Note au passage : c’est bien pour cela que le communautarisme est répugnant. Quand trois individus veulent former leur petite communauté dans leur coin, ils s’ennuient vite ; et ils viennent donc prendre à parti leurs congénères pour leur sommer de se reconnaître dans une autre communauté. Comme ça on peut faire des petites guerres et le temps passe plus vite.
Grâce à cet article, j’apprends donc que je suis Blanche et que je vais devoir fissa m’identifier comme comme telle.
Comme Blanc.he, plus exactement, parce que l’auteur bugge sur les accords de genre, un traumatisme lié à son année de CE1, j’imagine.
Ce qui est dommage, c’est que je ne me suis jamais perçue comme Blanche, ni comme Blanc.he, ni comme une quelconque couleur. Comme femme, parfois, et encore, j’oublie la plupart du temps. Mon identité culturelle, c’est moi qui la choisit : Parisienne souvent, enseignante parfois (de moins en moins souvent), lectrice de Philo mag, ça dépend des jours.
Quelque chose me dit que les Noirs qu’elle prend à parti ont peut-être envie, ou du moins certains d’entre eux, de choisir eux-mêmes leur identité culturelle, et qu’ils se méfient des gens qui viennent leur expliquer sur un ton péremptoire ce qu’ils sont et ce qu’ils doivent penser.
Mais elle n’a pas fini de m’asséner ce qu’en tant que Blanc.he je suis censée penser, vivre et représenter. En effet, j’apprends que j’incarne la blanchité.
Mon correcteur orthographique souligne : en effet, le mot n’existe pas. On ne peut pas parler de la blanchité d’un drap bien lavé, d’une belle feuille d’un papier ou du visage d’un père de famille qui sort du Space Mountain avec ses deux rejetons.
La blanchité n’est pas la blancheur, qui est une couleur. C’est la qualité d’un objet blanc, et c’est une notion abstraite : vous ne verrez jamais une blanchité traverser la rue, pas plus que vous ne risquez de rencontrer la liberté (qualité d’un objet libre) au Carrefour express ou la vitesse (qualité du RER B) prenant le frais au Luxembourg. On notera au passage que la réciproque de la blanchité n’existe pas non plus – à moins qu’on veuille récupérer la négritude, mais je pense qu’Aimé Césaire se mettrait à gratter le bois de son cercueil.
Je me permets d’adresser une petite critique bienveillante à l’auteur de l’article : pondre un concept qui ne renvoie à rien, ça n’est jamais bon signe. Il vaut mieux le relier à quelque chose dans la monde réel. Sinon on élabore des édifices très complexes sur du vide, et on oublie que le point de départ n’existe pas ; ça s’appelle la métaphysique.
Je ne peux m’empêcher de penser au Gargantua de Rabelais et au discours de Janotus de Bragmardo, enjoignant Garguantua à restituer les cloches de Notre-Dame :
« Nous en avions bien autrefois refusé de bon argent de ceux de Londres en Cahors, si avions nous de ceux de Bordeaux en Brie, qui les voulaient acheter pour leur substantifique qualité de la complexion élémentaire qui est intronifiquée en la terrestrité de leur nature quidditative pour extranéiser les halos et les tourbillons sur nos vignes. »




Mais revenons à notre blanchité. Elle ne va jamais seule : elle s’est alliée avec ses amies domination et morgue coloniale. Je cite l’auteur dans le texte : « Or, la blanchité est une forme de racisation, c'est la couleur biologique et sociale de la norme et du pouvoir. »
Rien que ça. Tous les petits employés, les caissières à mi-temps vivotant avec 1000€, les mères célibataires, les enfants maltraités apprécieront d’apprendre qu’ils incarnent la norme et le pouvoir, et qu’à ce titre ils devraient avoir la décence de se taire. (Pendant ce temps, l’auteur, comédienne et cinéaste, publie sur un magazine de gauche et s’expose dans des books. Une légère envie de distribuer des baffes me saisit.)
Elle nous apprend aussi que la blanchité donne des privilèges incontestables dans l’espace public, notamment celui de « pouvoir faire du shopping seule sans être suivie ou harcelée. »
J’aimerais bien qu’elle me donne ses adresses, parce qu’à voir le nombre de fois où j’ai été suivie et harcelée ces dernières années, il semblerait que certains hommes aient méconnu ma blanchité fondamentale. Problème d’éclairage peut-être.
Le problème de cette pensée, c’est qu’elle fondamentalement stupide et stérile. Aucune couleur de peau n’est liée à un privilège quel qu’il soit : ce n’est pas inscrit dans la loi, ce n’est pas inscrit dans les gènes, ni dans la culture. Hiérarchiser les races est une aberration que ce propos inepte veut entretenir, ou plutôt renverser. Parce que, soyons clairs : l’article ne vise pas à effacer les pseudo-privilèges qu’une couleur de peau détiendrait sur une autre, il veut simplement les inverser. « Je suis désavantagée en tant que femme noire, par rapport à une femme blanche et encore plus, par rapport au parangon de l’individu privilégié: l’homme blanc. » La frustration comme moteur de la réflexion, quel délice.
Je ne consacrerais pas tant de temps à décortiquer ce vide conceptuel si je ne percevais pas la récupération douteuse dont il peut faire l’objet. L’auteur a cherché à nous convaincre qu’en forçant les Blancs à se considérer eux-mêmes sous un angle racial on résoudrait le problème du racisme. C’est sans doute la raison pour laquelle on tente de régler le problème de la guerre dans le monde en multipliant les conflits, et d’apaiser les tensions sociales en donnant plus de privilèges aux plus riches. Au fond, elle s’égare dans des inexactitudes et des fausses pistes. Mais au passage elle donne du grain à moudre à l’extrême-droite ; car s’il est bien des gens en France qui reconnaissent des qualités essentielles à leur couleur de peau, et qui arrivent à se représenter quelque chose quand on leur parle de blanchité, c’est par là qu’il faut les chercher.
La gauche universaliste et républicaine sur laquelle crache l’article peine à comprendre pourquoi il faut scinder la société pour mieux la réunir ; mais l’extrême-droite, elle, trouve cela très enthousiasmant : les hiérarchies, les guerres culturelles, c’est son affaire ! Et voilà qu’on lui donne du grain à moudre. Prenons garde qu’ils ne saisissent pas cette injonction à la blanchité et n’en fassent pas un cri de ralliement pour obtenir un peu plus de pouvoir et un peu plus de droit à édicter la norme. Parce qu’au fond, ce mode de raisonnement primaire, fondé sur la haine de l’autre et sur le rejet de tout ce qui est même minimement différent, ça marche très bien avec les imbéciles.
Quoi qu’en pense notre zélote du combat anti-raciste, je resterai donc sur mes positions : ni Blanche, ni Noire, ni Rose, juste citoyenne, et prête à accorder ce titre à toute personne que je côtoie. Et peu m’importe ce qu’elle incarne.





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