dimanche 8 mars 2015

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Qu’est-ce que le vivre ensemble ? Episode 2 : la mixité sociale.

Par Julian Melmoth

Le Sillon de Bretagne, 1974


Avertissement
La lecture de cet article est déconseillée aux gens trop plein de certitudes, qui se font un devoir de connaître à l’avance les réponses aux questions qu’ils posent. La seule ambition déclarée ici est de tenter de formuler un problème dont, en toute sincérité, je n’ai pas la solution.

Le travail du couple de sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot est très précieux dans l’univers intellectuel français. Il nous rappelle, preuve à l’appui, une chose fondamentale : loin d’être dépassé, le concept de lutte des classes est au contraire, et plus que jamais, utile pour comprendre comment s’organisent nos sociétés.

Pour les Pinçon-Charlot, la lutte des classes se joue aussi dans la lutte pour l’espace urbain. Les ghettos de classe, c’est leur dada. Créer des rues, des zones, des villes, où tous les citoyens ne sont pas les bienvenus, où seulement les membres de la bourgeoisie connaissent les codes les us et coutumes, les types de comportements qui leur permettent de préserver leur entre soi et le contrôle des lieux de pouvoir. Voilà l’enjeu d’une bataille de classe qui ne dit pas son nom, car on sait bien comment cette ségrégation spatiale, en faisant de certains quartiers populaires de vastes prisons à ciel ouvert, produit et encourage les discriminations et les tensions sociales. Il n’y a qu’à jeter un coup d’œil à la carte scolaire pour s’en rendre compte.

Au fond, pour les Pinçon-Charlot, l’idéal du vivre ensemble reposerait sur une pratique de la mixité sociale, c’est-à-dire un effort politique continuel de répartition urbaine équilibrée de populations de niveau social et d’origines différentes. Ce travail serait mis en échec par cette volonté politique évidente de séparer nettement l’espace urbain en fonction du niveau social.

Comment défendre l’idéal du vivre ensemble ? Selon notre couple de sociologues, cela doit se faire en deux temps.


D’abord, donner des occasions aux jeunes issus des milieux populaires d’investir des endroits où ils s’interdisent eux-mêmes d’aller : par exemple la rue Montaigne. Leur montrer comment fonctionne la ségrégation spatiale. Ensuite, encourager les initiatives de mixité sociale. C’est l’objet du sixième et dernier chapitre de leur ouvrage La violence des riches, paru en 2013, et qui dresse un état de la lutte des classes en France après l’élection de François Hollande.

Voilà un chapitre assez curieux à lire. On y voit pour commencer, des statistiques qui appuient le concept de « ségrégation spatiale » et montrent sa réalité démographique. Puis on enchaine sur un cas pratique :

« Au début des années 80, Michel mène une recherche au Sillon de Bretagne, un immeuble de logements HLM dans la banlieue de Nantes. (…) Le but recherché est de construire un ensemble de logements sociaux où serait minimisée la ségrégation sociale et ethnique. Les logements sont attribués selon cette volonté. Des ménages de jeunes médecins, de cadres moyens voisinent avec des manœuvres souvent immigrés. A l’intérieur de l’immeuble, des logements relèvent des catégories dissemblables (ILN, HLM, PSR, Foyer) dont les conditions d’attribution et les loyers diffèrent. »

Jusqu’ici, l’idée a tout pour plaire aux Pinçon-Charlot. Le pharaonique projet du Sillon de Bretagne à Saint Herblain. Voilà un projet ambitieux de vraie mixité sociale. Le côté associatif et militant du projet ne pouvait que les séduire. On voyait, pour le dire en un mot, l’idée du « vivre ensemble » à l’œuvre et traduite dans une ambitieuse initiative urbaine. D’ailleurs, en 2003, un rapport du cabinet d’architectes nantais Enet-Dolowy reconnaissait la même intention de créer du « vivre ensemble » :

« Composé d'une tour de trente niveaux sur laquelle se greffent trois ailes moins élevées totalisant un kilomètre de long et dont l'une atteint 435 mètres, le bâtiment devait par lui-même assurer un mélange harmonieux de catégories sociales diversifiées. Aussi, les ascenseurs avaient-ils été concentrés dans la tour dans le but explicite de favoriser les rencontres. »
On allait donc pousser les gens à se côtoyer, à apprendre à se connaître, à dépasser les barrières sociales et les préjugés. Voilà comment créer du vivre ensemble, succès assuré. Mais voilà. Si cette idée de vivre ensemble avait été valide, si elle avait servi à créer une société meilleure, c’est dès le début des années 70, avec ce genre d’initiatives, que ses effets auraient pu être mesurés. Et, aujourd’hui, on en parlerait de ces années comme d’une ère pionnière. Las ! Lisons plutôt :

« Lorsque l’enquête commence, la ségrégation a repris ses droits : les classes moyennes, les instituteurs ou les jeunes médecins se sont, au fil des années, regroupés dans les ailes plus agréables que la tour. Elles donnent directement sur les espaces verts, tandis que les travailleurs immigrés se retrouvent concentrés dans le cœur de l’immeuble et ses trente étages. »

Que s’est-il passé ? Il faut se rendre à l’évidence : avec le temps, les gens d’une même catégorie socio-professionnelle ont tout fait pour se regrouper, laissant les moins bien lotis dans les endroits les moins agréables de l’immeuble : notamment le cœur de trente étages et ses ascenseurs... Et le grandiose « Sillon de Bretagne » est devenu le gouffre financier et politique, doublé de l’échec social que l’on connaît aujourd’hui.

Pour expliquer cet échec, il y a une première réponse évidente. D’un point de vue architectural, un immeuble de cette taille est un crime et le cœur de trente étages, une aberration conçue par des architectes qui se faisaient une idée bien naïve du « vivre ensemble ». Comme s’il suffisait de forcer les gens à prendre l’ascenseur ensemble pour que la peur de l’autre disparaisse et que les barrières sociales s’effondrent ! L’erreur aura été de croire qu’en traitant le symptôme, c’est-à-dire l’organisation de l’espace urbain, la cause de la ségrégation sociale allait disparaître. C’est aussi ce que remarque le rapport Enet-Dolowy cité plus haut :

« Celle-ci renseigne sans ambiguïté sur la faible vocation de la forme architecturale à décider de la forme sociale, en cohérence avec notre hypothèse de base, laquelle suppose que l’architecture traduit les valeurs de la société et non le contraire. »

Mais l’énergie du désespoir avec laquelle les politiques cherchent à s’agripper à cette solution laisse pantois. Voyez plutôt : plus de 100 millions d’euros pour le projet « Sillon Demain » et la rénovation du projet. On va élaguer un peu, créer plus d’espace et moins de logements, ravaler la façade… mais le principe reste le même.

Mais je vois bien une autre hypothèse pour expliquer cet acharnement aveugle. C’est que la pensée sociale, aujourd’hui en déshérence idéologique, n’a plus rien sur quoi miser sinon « l’espoir » ou la « conviction » – choisissez le mot qui vous convient – qu’en donnant aux gens la possibilité de vivre ensemble, ils le feront d’eux-mêmes. On s’accroche alors à l’idée que le vivre ensemble, c’est mettre des gens différents les uns à côté des autres, et que la bonté et l’ouverture aux autres propres à la nature humaine vont faire le reste du boulot. Quel funeste manque de lucidité politique : comme si mettre les gens les uns sur les autres en les mélangeant revenait à les faire vivre ensemble !

Cependant, le vrai malaise de cette page de La violence des riches est ailleurs. Il est dans ce qui n’est pas explicitement dit. L’échec du Sillon de Bretagne contredit en effet directement l’idée des auteurs selon laquelle la mixité sociale est une arme efficace contre la ségrégation urbaine. Mais cette contradiction n’est jamais notée. La dernière phrase, lapidaire, sonne comme un aveu terrible : « subir un lieu de résidence qui vous apporte quotidiennement frustrations, craintes et fatigues est comme un supplice ».

Pourtant, on ne saurait dire plus vrai. Mais alors, que faut-il en conclure ? Les Pinçon-Charlot ne nous donnent aucune réponse. On comprend leur embarras. Comme s’ils répugnaient à admettre qu’il ne faut pas compter sur la nature humaine pour faire en sorte que les gens vivent ensemble. Si toutefois le projet du Sillon de Bretagne nous apprend une chose, c’est bien celle-ci : si le projet est de créer une société vraiment mixte, alors il faut forcer la nature humaine. Ne pas lui faire confiance. Si l’idée de progrès a une quelconque réalité, elle est là : exactement dans ce que cherchent à faire les idées d’égalité civile et de citoyenneté, deux choses qui sont tout sauf naturelles. Et, pour cette raison, si précieuses.

La tour de Babel, pas Bruegel

Mais peut-on vraiment forcer les gens, faire en sorte qu’ils vivent ensemble malgré eux ? Le Sillon nous donne la réponse sans aucune ambiguïté : non. Si on ne peut pas les forcer à prendre l’ascenseur ensemble, n’est-ce pas parce qu’il y a chez eux un atavisme communautariste indépassable ? Ne peut-on vraiment vivre qu’avec ceux qui nous ressemblent ? Le retour des régionalismes et les crispations identitaires de toutes sortes ressortent et porteront l’extrême droite au pouvoir. Encore une fois.

Que penser ? D’un côté, abandonner l’ambition d’universalité est une capitulation impossible. De l’autre, démissionner devant la ségrégation urbaine et le communautarisme est insupportable.

Je ne sais pas. Suite au prochain épisode.

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